mercredi 5 mars 2014

La stagnation séculaire ou la troisième révolution industrielle

Cet article (lien) de Jean Pisani-Ferry dans la Tribune est un must-read pour qui souhaite comprendre ce qui sous-tend la croissance de long-terme : innovation technologique, et croissance de la population active. 

L'hypothèse de stagnation séculaire suppose que la demande est diminuée par la polarisation des inégalités : d'un côté des riches toujours plus riches, de l'autre des pauvres toujours plus nombreux, et au milieu une classe moyenne autrefois moteur de la consommation aujourd'hui écartelée. Cela correspond à une demande toujours plus faible, à niveau de revenu équivalent, une plus grande part de ce revenu étant dans la main de riches épargnants. 

Cette théorie est séduisante car elle correspond à un choc permanent de demande, contre lequel le seul moyen de lutter est l'endettement, privé ou public, à moins de se satisfaire d'une demande toujours décroissante, d'une épargne toujours surabondante. En somme, on serait dans une situation de sur-accumulation du capital (voir modèle de Solow = > lien), une situation  d'inefficience dynamique qui se traduit par une consommation par tête en tout point du temps plus faible que ce qu'elle serait avec un taux d'épargne plus faible, sans pour autant changer le taux de croissance de long terme, qui est déterminé par l'innovation technologique et la croissance de la population. La limite de Solow est que l'innovation technologique est parfaitement exogène. On peut tester la validité de cette hypothèse rapidement. 

D'abord, on constate effectivement une relation positive entre R&D et croissance. Ici, on essaie d'expliquer la croissance moyenne du PIB par habitant entre 2000 et 2007 par le niveau moyen des dépenses de R&D entre 1996 et 2000. Bien entendu, la croissance moyenne 2000-2007 n'est qu'un proxy médiocre de la croissance de long terme car non seulement elle ne prend pas en compte le taux d'activité, mais en outre d'autres facteurs que l'innovation technologique ont pu la déterminer (une bulle immobilière en Espagne, une financiarisation excessive au Royaume-Uni, une période de restriction budgétaire prolongée...). On arrive tout de même à obtenir un lien statistiquement significatif au seuil de 5% (Student = 1.98). 

Source : Banque Mondiale

En première approximation, considérons donc que la R&D à la période T est un bon proxy de l'innovation technologique à la période T+1. Si cette dernière était endogène dans le modèle de Solow, c'est-à-dire si l'accumulation du capital favorisait les dépenses de R&D et donc l'innovation technologique, la conclusion que le taux d'épargne n'influe pas le taux de croissance de long terme serait fausse. Or, si on essaie de comparer nos taux de croissance 00-07 à deux différentes mesures, théoriquement proches, de l'accumulation du capital, soit la FBCF (formation brute de capital fixe = investissement dans la fiche de PIB) et l'épargne (revenu - consommation), cette relation positive disparaît et devient non significative : 

Source : Banque Mondiale, T de Student = -0.8

Source : Banque Mondiale, T de Student = 0

Donc premier résultat, le taux d'épargne ne semble pas avoir d'influence sur le taux de croissance de long terme. Mais pour paraphraser Desproges, vous allez me demander : "Pourquoi cet individu nous boursoufle-t-il le cortex avec les inégalités et la demande si la seule chose influant la croissance de long terme est l'innovation?". 

Tout simplement parce que le modèle de Solow est un modèle de long terme et ne contient aucune explication sur la façon dont les économies s'engagent sur leur sentier de long terme. En particulier, en sortie de crise, en trappe à liquidité (voir le post précédent), comment augmenter le PIB de façon à rejoindre notre sentier de long terme? Beaucoup de prévisions (Commission, gouvernements, FMI...) supposent qu'au bout d'un moment la demande repart car les conditions l'ayant diminuée disparaissent (les ménages et l'Etat finissent par réussir à se désendetter par exemple), et donc le PIB rejoint son potentiel et la croissance est à nouveau déterminée par l'offre. C'est pourquoi vous verrez toujours qu'au bout de deux ou trois ans, la croissance est prévue constante entre 1.6% et 2%. Or il semble que tous les prévisionnistes du monde se sont systématiquement plantés sur ce retour à la normale. 

La nouveauté de la théorie de la stagnation séculaire évoquée par Jean Pisani-Ferry, et développée par Larry Summers dans un discours au FMI récemment (lien) c'est que les conditions contraignant la demande ne disparaîtront pas puisqu'elles sont liés au niveau des inégalités et donc au taux d'épargne moyen, ou uniquement au prix d'une autre bulle et/ou de l'endettement des ménages les moins aisés, comme sur la période 2003-2007. Donc finalement, l'économie patine, dans le modèle OA-DA la courbe de demande est verticale (voire croissante si on croit en des possibilités d'équilibres adverses et de spirale déflationniste, voir post précédent), et aucun mécanisme autre que l'endettement public ou privé ne permet de la sortir de l'ornière, y compris une innovation technologique. 

Cette théorie est également intéressante car elle introduit le fait que les inégalités ne sont pas uniquement un problème moral, un mal pour un bien car elles surgissent au prix d'une prétendue efficacité économique. Si la stagnation séculaire est vraie, réduction des inégalités et efficacité économique vont de concert. 

Enfin, il est fort possible que même si la stagnation séculaire n'est pas encore là, et que la demande repart, une nouvelle révolution technologique conduise à une concentration encore plus importante des capitaux dans les mains d'une très faible minorité, et rende la perspective de la stagnation séculaire encore plus probable, auquel cas il faudra de toute manière se poser la question de la redistribution des bienfaits de l'innovation technologique (lien).


4 commentaires:

  1. Et quid de l'énergie?
    http://petrole.blog.lemonde.fr/2013/04/11/croissance-dette-facture-energetique/
    ou :
    http://www.levif.be/info/actualite/economie/l-origine-de-la-crise-n-est-pas-bancaire-elle-est-energetique/article-4000530164530.htm

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  2. C'est orthogonal au problème de la stagnation séculaire. La croissance économique peut ou non nécessiter du pétrole, ça n'empêche pas les inégalités de la limiter.

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  3. Ce n'était effectivement pas un avis sur la stagnation séculaire (je suis bien incapable d'en avoir un d'ailleurs), désolé d'avoir pollué le sujet.
    Mais je trouve qu'on n'entend pas grand monde évoquer la thèse de Jancovici et consorts qui dit que la croissance est surtout corrélée à l'énergie disponible (dès lors qu'on ne fait plus beaucoup de gains de productivité)
    http://www.manicore.com/documentation/transition_energie.html
    C'est pourtant une question majeure dès lors que l'on est en plein peakoil...

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  4. Je ne suis pas spécialiste de la question, mais le cadre est le suivant :

    Si la demande mondiale d'énergie fossile continue d'augmenter, leur prix augmentera, ce qui revient à un choc d'offre comme dans les années 70 : la courbe OA du modèle OA-DA remonte. Ca ne change pas grand chose à notre problème de demande actuel, mais c'est la cerise sur le gâteau.

    On peut s'en sortir en investissant dans les énergies non-fossiles.

    Ca peut valoir un autre post.

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