mardi 16 juin 2015

Pourquoi le chômage augmente-t-il?

Vaste sujet, sur lequel il est très difficile d’avoir les idées claires. Certains blâment la mécanisation ou la concurrence avec les pays pauvres, d’autres le recul de l’âge de départ à la retraite ou l’arrivée des femmes dans la population active, et d’autres encore la Crise, malaise indéfinissable dont j’entends parler depuis ma naissance, et cette cacophonie entretient la confusion dans laquelle les Français baignent depuis la fin des Trente Glorieuses, époque bénie du Petit Nicolas et de la guerre d’Algérie. 

En vérité, le chômage n’augmente pas tout le temps, parfois il baisse même : voici un graphique représentant le taux de chômage en France métropolitaine depuis 1975, publié par l’Insee. 


Le premier constat, c’est qu’il a effectivement nettement augmenté de 1975 à 1985, passant ainsi de 3% de la population active environ à près de 9% en moyenne depuis. Le deuxième constat, c’est qu’il fluctue beaucoup, entre un minimum de 6,8% au premier trimestre 2008 et un maximum de 10,4 % atteint à deux reprises, en 1994 et 1997. 

Pour obtenir une telle hausse du niveau de chômage de long terme (hors fluctuations de court-terme), il faut que des caractéristiques intrinsèques au marché du travail aient changé. Par exemple, cela peut provenir d’une augmentation du chômage dit « frictionnel », c’est-à-dire que les gens changent plus souvent d’emploi qu’auparavant, à dessein ou non, avec une période incompressible de chômage entre deux emplois : la durée moyenne au chômage dans les années 70 était de 16 mois, elle est tombée à 13 mois de 1980 à 2010, et est de nouveau de 16 mois depuis 2000, ce qui suggère que le chômage est un phénomène plus fréquent mais pas plus durable qu’avant. Cela peut également provenir d’un écart permanent entre la productivité et le coût réel de l’emploi pour une partie plus importante de la population, mais l’effet sur l’emploi de l’instauration d’un salaire minimum qu’on trouve dans la littérature est trop faible pour expliquer la hausse depuis 1970. 

En revanche, le ralentissement de la croissance de long terme ne peut pas expliquer cette hausse du chômage de long terme. La croissance de long-terme représente la croissance du potentiel de production de l’économie, qui dépend de la productivité, des caractéristiques du marché du travail, et de la population active. Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, une dégradation des caractéristiques du marché du travail cause un ralentissement de la croissance potentielle, et non l’inverse. De même, un ralentissement de la productivité signifiera juste qu’un emploi donné contribuera moins à la croissance, mais ne dit rien sur la dynamique de l’emploi. Et il en est de même pour les variations de population (entrée des femmes sur le marché du travail, immigration, hausse passée de la natalité, recul de l’âge de départ à la retraite), supposées n’avoir aucun effet sur le chômage de long terme. 

A court-terme, c’est différent. Des évènements exogènes perturbent l’équilibre et causent des fluctuations, qu’on essaie de distinguer entre fluctuations liées à l’offre (= les capacités de production) et fluctuations liées à la demande (= la consommation et l’investissement). Dans le cas de fluctuations exclusivement liées à l’offre, on ne s’attend pas à un effet majeur de premier ordre sur l’emploi et le chômage. Par exemple, un ralentissement de la productivité dans une économie tournant à plein régime se traduira par un ralentissement des salaires, de la croissance et de la consommation, à emploi inchangé. Il peut cependant y avoir des effets de second ordre s’il existe des frictions réelles dans l’économie, par exemple si l’innovation requiert de déplacer les travailleurs d’un secteur vers un autre, et que cela ne se fait pas du jour au lendemain. 

Dans le cas de fluctuations exclusivement liées à la demande, tout dépend des frictions dites nominales, c’est-à-dire à quel point le salaire nominal permet de maintenir le plein emploi. Par exemple, considérons que deux facteurs sont utilisés dans la production, le capital et le travail. Les entreprises choisissent le mix capital/travail optimal selon les coûts réels relatifs de chacun (plus un facteur est « relativement » cher, moins il est utilisé dans le mix). Dans un monde où la production est contrainte par une demande basse, les entreprises vont chercher à réduire leurs capacités de production. Si les coûts relatifs du capital et du travail restent inchangés, elles vont garder le même rapport entre les deux et réduire leurs investissements et leurs embauches, ce qui réduit l’emploi. Le seul moyen de maintenir l’emploi est de changer le mix capital/travail au profit de ce dernier, ce qui passe par une baisse du coût du travail relativement au coût du capital (ou bien de résoudre la crise de demande). Or l’existence de rigidités nominales sur les salaires ne permet pas au coût réel du travail de diminuer, et si l’inflation ralentit fortement, c’est même l’inverse qui se produit. 

Il peut se passer des choses différentes d’un pays à un autre. Par exemple, après la crise, le Royaume-Uni a connu une forte réduction du coût du travail (plus forte inflation, plus forte mobilité sectorielle), et a permis d’augmenter la part du travail dans la production, au détriment du capital. La contrepartie du modèle anglais est la forte réduction de la productivité, qui a étonné les observateurs et a inquiété les économistes, le Royaume-Uni ayant pris le risque de rendre permanente la perte de valeur ajoutée consécutive à la crise, pour un bénéfice seulement temporaire (baisse du chômage plus rapide).  En France, l’exact contraire s’est produit, le mix capital/travail est resté sensiblement le même, la productivité ne s’est pas effondrée, au détriment de l’emploi. Aucun des deux modèles n’est strictement préférable à l’autre. Le modèle anglais rend les effets de la crise plus diffus mais prend plus le risque de les rendre permanents. Le modèle français préserve le capital humain et le capital productif, mais est moins flexible. 

Cette inertie du modèle français peut d’ailleurs être à l’origine pour partie de l’élévation du taux de chômage moyen depuis 1980, si les crises sont de plus en plus rapprochées : l’emploi mettant plus de temps à se remettre d’une crise, la crise suivante arrive avant qu’on ait pu se remettre de la précédente. Le taux de chômage de long terme est peut-être nettement plus bas que 6.8%, mais on n’a jamais eu le temps de l’atteindre. 

Mais aujourd’hui qu’en est-il ? Un moyen de tester si le chômage est surtout conjoncturel ou surtout structurel est de regarder ce qu’il se passe lorsque la population active augmente fortement ou diminue fortement. Si on néglige les effets dits de flexion ou de découragement (les entrées et sorties de la population active dépendent partiellement de l’état du marché du travail), et qu’on admet que le modèle français préserve plutôt le mix capital/travail, des variations de population active n’ayant a priori aucun effet sur la demande (par exemple, un départ à la retraite ne change pas le nombre de consommateurs, alors que l’arrivée d’un immigrant si) devraient se traduire par des variations du nombre de chômeurs. Le graphique ci-dessous décompose la variation du taux d’activité depuis 1976 en taux d’emploi et taux de chômeurs (nombre de chômeurs/ population totale, différent du taux de chômage). Les années suivant une crise de demande (1993-1995 ; 2002-2004 ; 2009-2013) lorsque la population active accélère, le nombre de chômeurs accélère, alors que l’emploi reste bas. En l’occurrence, le taux d’emploi est stable depuis 2010, mais le taux de chômeurs augmente car le taux d’activité augmente. 

Désormais, plusieurs choses peuvent se passer. Soit la demande reste déprimée, et les politiques visant à réduire le coût du travail permettent d’enrichir la croissance en emplois (ó baisser la productivité), et on s’oriente vers le modèle anglais (sans aller aussi loin je pense, peut-être que pour des raisons culturelles et/ou institutionnelles le travail est moins mobile d’un secteur à un autre en France). Soit contrainte de demande disparaît et on revient au taux maximum d’utilisation des capacités de production (TUC), et dans ce cas le fait que le taux d’activité ait augmenté depuis 2009 laisse présager un rebond plus fort que n’a été la chute : non seulement l’emploi se rétablit, mais il doit augmenter pour absorber la hausse du taux d’activité, ce qui stimule l’investissement et crée un cercle vertueux offre>demande>offre. 






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vendredi 6 mars 2015

Le "Frexit" n'est pas un free lunch

Il est désormais communément admis que l’euro est un projet économiquement bancal, et que les pires prédictions des économistes spécialistes des zones monétaires se sont réalisées.

En effet, alors que les promoteurs de la monnaie unique affirmaient que des règles budgétaires strictes suffiraient à aligner les cycles économiques des pays européens et donc à faire de la zone euro une zone monétaire optimale, le contraire a eu lieu. Le manque d’investissement dans le Nord (quelle que soit sa cause) a été compensé par une forte croissance de l’investissement dans le Sud, l’épargnant Nordiste n’ayant ainsi pas d’autre moyen de générer du rendement qu’en plaçant son épargne dans le Sud, les banques jouant l’intermédiaire. Les règles budgétaires, même si elles avaient été respectées partout (et elles l’ont été en Espagne par exemple) n’auraient pas pu empêcher cette dynamique purement privée, qui a conduit l’épargnant Nordiste avide de rendement à oublier le risque qu’il prenait et le promoteur immobilier Sudiste à profiter d’un afflux de capitaux à bas coût. Un tel déséquilibre de flux de capitaux avait vocation à s’arrêter et se retourner car il générait une inflation bien trop importante dans le Sud et dégradait leur compétitivité. Quand la musique s’arrêterait l’épargnant et le promoteur immobilier encaisseraient chacun une perte conséquente, se traduisant par une crise économique dans le Sud et une crise financière dans le Nord. 

Mais pour couronner le tout, la gestion de la crise fut catastrophique. Au lieu de solder les excès du passé de manière à reconstruire le futur sur des bases solides, par exemple via le défaut des agents surendettés, la recapitalisation des banques, et en contrebalaçant la récession par un stimulus monétaire et/ou budgétaire (prenant par exemple la forme d’un transfert des régions peu atteintes vers les régions atteintes, au-délà des considérations nationales), les décideurs européens ont préféré contraindre les agents surendettés à rembourser leurs dettes en réduisant leurs dépenses tout en leur fournissant la liquidité nécessaire au jour le jour. Seulement lorsque tout le monde fait cela en même temps, on se retrouve dans une « balance sheet recession » qu’il est très difficile de contrebalancer via la baisse des taux d’intérêts : ceux-ci atteignent zéro, ce qui n’est peut ne pas être suffisant pour relancer la demande intérieure qui reste contrainte par la réduction de la dette. L’inflation ralentit, ce qui rend les dettes plus élevées en termes réels et augmente les taux d’intérêt réels (égal dans ce cas à l’opposé de l’inflation). Cela rend aussi nécessaires des baisses de salaires dans les pays du Sud afin que ceux-ci restaurent leur compétitivité. Les baisses de salaires nominales étant plus compliquées à réaliser que laisser l’inflation rogner le pouvoir d’achat, le processus d’ajustement est particulièrement long et douloureux. 

En économie, on dit qu’il y a deux équilibres, le bon et le mauvais (on part du principe qu’une augmentation gratuite du chômage est mauvaise, un jugement moral qui fera probablement consensus) : l’équilibre déflationniste (ou de basse inflation, rien de particulier ne se passe à zéro) est le mauvais équilibre, et une fois qu’on est dessus il est très difficile de le quitter. 

En bref, la crise de l’euro aurait pu être évitée
1)       si les institutions avait eu la volonté d’organiser des transferts budgétaires entre Etats Membres
2)       ou bien si une répression financière importante avait été mise en place pour limiter les flux de capitaux 
3)       ou bien si l’euro n’avait pas existé. 

Ce que les anti-euros retirent de tout cela, c’est que comme il est impossible ou pas souhaitable politiquement d’instaurer des transferts entre Etats et que la liberté de mouvement des capitaux fait tellement partie du génôme de l’Union Européenne qu’on ne peut envisager le contrôle des capitaux généralisé, il faut donc sortir de la zone euro. 

Les arguments sont séduisants : une sortie unilatérale de l’euro permettrait de dévaluer rapidement la monnaie et de booster les exportations. Le renchérissement des importations aurait un impact très négatif sur le pouvoir d’achat à court-terme, mais conduirait à des relocalisations d’entreprises sur le territoire national pour profiter de la compétitivité retrouvée. Le revers de la médaille serait le problème posé par la dette extérieure : soit on négocie sa dénomination en Francs puis on dévalue, et il serait très difficile de se financer à nouveau, soit on la laisse en euros mais la dévaluation augmente son poids. Au final, les promoteurs d’un « Frexit » disent qu’on prendrait probablement un choc à court terme, mais qu’on y gagnerait à long terme.

C’est là que je ne suis pas convaincu. Je suis peut-être trop néoclassique, mais j’ai toujours cru que le niveau de production à long terme d’une économie est déterminé par la quantité et la productivité de ses facteurs de production : population active, niveau d’éducation, mobilité, progrès technique, stock de capital, etc… Si tel est bien le cas, il n’y a aucune raison de penser qu’à long terme la France serait mieux lotie en dehors de l’euro qu’à l’intérieur, à moins qu’on n’arrive à expliquer que la sortie de l’euro permettrait d’améliorer l’un des facteurs de la production potentielle.

Au final on nous propose le chemin vert au lieu du chemin rouge : 

Dans le cas rouge, on est sur la pente du « mauvais équilibre », le potentiel reste le même mais parce qu’on ne résoud toujours pas à relancer l’économie, l’écart avec le potentiel reste positif voire même grandit. Finalement, quelque part dans le futur les choses s’arrangent, soit parce que les salaires ont finalement suffisamment baissé relativement aux voisins et que les coûts correspondent à nouveau aux productivités de chaque pays, soit parce que les agents ont fini par réussir, douloureusement à réduire le fardeau de leur dette. Les vents contraires cessent et l’économie retourne au potentiel. 

Dans le cas vert, on sort de l’euro et on dévalue, ce qui provoque une crise financière ainsi qu’une crise économique. Finalement, la compétitivité restaurée permet à l’économie de rebondir et de retourner au potentiel.

La préférence pour l’une ou l’autre solution dépend de la différence entre les aires A et B, qui représente la perte nette à quitter l’euro. Si A > B, il vaut mieux rester dans l’euro, et inversement. Ces aires dépendent de l’ampleur de la crise provoquée par la sortie, de sa durée avant que la hausse de la compétitivité ne permette de retrouver la croissance. Elles dépendent également du moment dans le futur où les choses s’arrangeront dans le cas où on n’abandonne pas l’euro. L’expérience de l’Argentine tend à laisser penser que la crise serait très importante et durable, et les récentes bonnes nouvelles sur le front économique que les choses pourraient s’arranger plus rapidement qu’on le pensait. Néanmoins il est possible de penser le contraire. 

Le problème, c’est que ce n’est pas l’argument avancé. Les Frexitistes laissent croire leurs auditeurs, lecteurs et électeurs crédules que le point d’arrivée après la crise sera nettement plus haut que précédemment, et pour toujours. Pour arriver à cette conclusion ils partagent une idée avec les austéritaires, celle qu’une économie structurellement exportatrice est en meilleure santé qu’une économie importatrice. Mais contrairement aux austéritaires, dont le mercantilisme latent a au moins l’avantage de les faire reconnaître qu’il faut investir dans des secteurs à haut rendement pour augmenter le potentiel de production, les Frexististes donnent l’impression qu’il suffira de dévaluer pour maintenir un surplus commercial. Certes des dévaluations successives permettront de doper les exportations françaises, mais elles réduiront le pouvoir d’achat dans les produits même partiellement fabriqués à l’étranger. Les Français s’appauvriront pour fournir des produits de qualité constante à prix de plus en bas. Le point d’arrivée de cette dynamique, c’est le Bangladesh ou l’autarcie. 

Il est possible de soutenir que la production potentielle est plus élevée dans le scénario où la France sort de l’euro. Par exemple, si les fluctuations du Franc permettent de limiter l’impact des crises on obtient un chômage moyen est plus bas, ce qui a un impact positif sur l’employabilité et la productivité des actifs (effet d’hystérèse). Ou bien si la hausse à court terme des marges des entreprises conduit les entreprises à investir. Ou encore, si la stagnation séculaire se vérifie, que l’économie ne revient jamais au potentiel. Mais il est également possible de soutenir le contraire, si la perspective d’une dévaluation permettra aux entreprises de négliger leur compétitivité hors-coût et d’acheter la paix sociale en distribuant des augmentations de salaire. 

Pour conclure, il est douteux d’affirmer que l’impact à long terme est positif ; ensuite dans les conditions actuelles il faut être déraisonnablement optimiste sur les conséquences du Frexit pour que l’impact à moyen terme soit positif ; enfin à court terme, personne n’ose suggérer que ce ne sera pas douloureux.

Mon point de vue personnel est que quitte à investir de l’énergie dans un projet politique européen, autant favoriser le développement de l’union de transferts, par exemple via un impôt communautaire permettant de financer une assurance-chômage européenne. Mais il n’engage que moi.


lundi 23 février 2015

L'OFCE, le déclin productif et la gouvernance partenariale

Pour mon premier billet en tant qu’invité sur ce blog, je commence par un conseil de lecture. L’OFCE vient de sortir un document de travail sur le tissu productif français. Un énième article sur le déclin de l’industrie en France ? C’est depuis une bonne décennie un grand classique des commandes de rapports, des livres d’économie politique grands publics et des think-tanks plus ou moins portés sur l’économie. Oui mais cet article, coécrit par Xavier Ragot et surtout Michel Aglietta apporte un regard vraiment original. Avec eux, on dépasse rapidement l’alternative classique entre politique d’offre (en prenant systématiquement exemple sur le modèle allemand) et relance par la demande. L’article insiste plutôt sur les questions financement des entreprises, gouvernance actionnariale et qui pose même la (très bonne) question “est-il raisonnable de considérer que ce sont les actionnaires qui possèdent l’entreprise ?”.

En revanche, certains points de l’analyse macro de l’article me semble mériter quelques éclaircissements. L’article parle de la situation “paradoxale” du financement des entreprises en France. Pourquoi, se demande l’article, alors que la rentabilité du capitale est si basse, les entreprises ont-elles continué à investir ? Ça n’est pas tant un paradoxe qu’un enchaînement malheureusement logique de circonstances à mon sens…

Que les auteurs souhaitent que les entreprises montent en gamme plutôt qu’elles se contentent de renouveler leur capital et qu’ils se demandent pourquoi ça n’est pas le cas, on le comprend facilement. Mais pourquoi serait-ce un paradoxe ? Le constat qu’ils font d’entreprises qui ont utilisé la baisse des frais financiers pour augmenter la rémunération des actionnaires explique à mon sens assez bien pourquoi le taux d’investissement ne s’est pas dégradé (les dividendes ont été financées par les taux d’intérêts bas)... et pourquoi en revanche le passif financier des entreprises, lui, s’est dégradé ? Eh bien on peut justement penser que préférer les dividendes à l’investissement n’aide pas vraiment de ce côté-là ! Et si les entreprises ont investi à “courte-vue” dans le renouvellement de leur capital, cela s’explique - et la suite de l’article le montre - par une mauvaise gouvernance et une place trop grande prises par les actionnaires. Quant au paradoxe initial, la baisse de la rentabilité du capital qui n’a pas donné lieu à une baisse de l’investissement, on peut prendre le problème à l’envers : comme on l’a vu l’investissement est resté en ligne avec l’activité mais s’est concentré sur le renouvellement, et ceci a fait nécessairement chuté la rentabilité moyenne du capital (il paraît assez probable que la montée en gamme et la modernisation soient plus profitables que le renouvellement du capital !). Une question qui reste alors est de savoir s’il s’agit d’une stratégie choisie (par crainte du risque ou la volonté d’assurer des rendements de court-terme, ce que semble suggérer l’article) ou subie (car la structure du capital productif actuel nécessiterait un renouvellement plus fréquent).

Une deuxième petite remarque : l’argument de l’investissement dans l’immobilier ne tient pas. En effet l’investissement hors immobilier n’a pas tellement baissé non plus (voir le graphique ci-dessous tiré de ce rapport de BPI France).

Taux d’investissement hors construction des sociétés non financières

Et, comme le montrait une étude de l’Insee, l’investissement - même en dehors de l’immobilier - est globalement en ligne avec son comportement attendu au vu de l’activité. En d’autres termes, l’immobilier n’explique pas vraiment le “paradoxe”.

Dans la deuxième moitié de l’article Aglietta (j’imagine que cette partie est de lui) montre que s’il faut s’inspirer de l’Allemagne, c’est surtout du côté de l’organisation de son système productif (Mittelstand) qu’il faut regarder, et surtout que le système actionnarial français produit un modèle de financement structurellement inefficace. Il invoque pour ça, avec beaucoup de pédagogie, la théorie des contrat et propose même une alternative, la gouvernance partenariale. Il faut parfois un peu s’accrocher pour ceux qui n’ont pas calculé des équilibres de Nash depuis longtemps, mais le tout reste assez clair et pédagogique.

En dépit des quelques remarques, article excellent article, donc, qui sort des poncifs habituels sur la politique industrielle française, et qui donne envie de soutenir les voix trop souvent marginalisées de l’économie française !

jeudi 8 janvier 2015

#jesuisCharlie


Après le deuil et le recueillement, il y a le temps de l'analyse. Celle produite par Juan Cole (lien), professeur d'histoire à l'université du Michigan, est intéressante et l'Histoire justement lui donnera raison ou non. Mais le mécanisme qu'il décrit est un grand classique des révolutions, qu'on peut analyser par le prisme de la théorie des jeux et de l'économie politique : confrontée à une majorité de musulmans français complètement désintéressée par le Jihad, Al-Qaïda (ou une autre organisation terroriste) cherche à les isoler du reste de la population afin d'augmenter sa base de recrutement. Les attentats d'aujourd'hui contre des mosquées semblent indiquer que jusqu'à présent, cette stratégie peut fonctionner, grâce aux nombreux excités identitaires français. 


On retiendra donc cette phrase : “Sharpening the contradictions” is the strategy of sociopaths and totalitarians, aimed at unmooring people from their ordinary insouciance and preying on them, mobilizing their energies and wealth for the perverted purposes of a self-styled great leader."

Et pour ceux qui souhaitent comprendre, il y a toujours le blog d'Abou Djaffar sur Le Monde, et cet article prophétique écrit il y a une semaine.


dimanche 4 janvier 2015

Marronnier de début d'année

A chaque changement d'année, il est de coutume dans la blogosphère de rappeler les plus grands succès de l'année venant de s'écouler, et je ne ferai pas exception. 

1) De très loin, la série "Les faux économistes" (Partie 1Partie 2) , citée par Alexandre Delaigue, qui empiétait assez largement sur son turf. 

2) "La classe moyenne n'existe pas" (lien) au du moins, pas au sens statistique. Il y a par contre plein de définitions sociologiques, relatives ou absolues (communauté d'intérêts, travailler pour vivre, être capable de partir en vacances, etc....). Pour souligner à quel point c'est un sujet difficile, voici un article récent de Timothy Taylor tentant de définir la classe moyenne mondiale : Middle Class: Reflections on Identity and Aspiration

3) "La France est-elle en déclin?" parce que c'était facile de surfer sur le succès de Zemmour. 

Bonne année 2015!


jeudi 18 décembre 2014

Sinn versus Saraceno : 0-2

Il semblerait que Hans-Werner Sinn, un économiste respecté outre-Rhin mais très critiqué ailleurs pour son opposition à toute mesure expansionniste, qu'elle soit monétaire ou budgétaire, soit vexé par la levée de boucliers que sa tribune dans le Financial Times en septembre - critiquant ouvertement la politique de Mario Draghi - a provoquée. Il a récemment écrit à Francesco Saraceno pour mieux expliciter sa position. Francesco Saraceno répond ici.


Pour mémoire, voici les posts que j'avais consacrés au sujet en septembre : 

mercredi 3 décembre 2014

La France est-elle en déclin?

Critiquer le modèle français est un sport à la mode. N’ayant aucune expertise particulière sur les questions sociétales, je ne m’aventurerai pas à commenter les nombreux livres que les névrosés de la grandeur perdue publient à chaque rentrée littéraire autrement que sous l’angle économique. 

C’est bien connu, la France a un modèle économique dépassé, fondé sur l’interventionnisme d’Etat et des dépenses publiques impliquant soit des impôts étouffants, soit une dette insoutenable. Cette vision est tellement bien ancrée dans les esprits qu’on peut aujourd’hui écrire dans tous les quotidiens nationaux qu’il faut ramener le niveau de la dépense publique à tout prix au niveau de celle de nos voisins les moins « dépensiers » sans que personne n’ose émettre un doute. De même, il faut sans plus tarder entreprendre les réformes structurelles nécessaires à la libération des forces vives de la Nation, sans quoi notre pays s’enlisera plus profondément encore dans le déclin. 

La science économique, et les théoriciens de la croissance plus particulièrement, étudient les déterminants du développement et de la croissance. Ces déterminants ne sont pas les mêmes lorsqu’on considère les pays développés et les autres. Et en effet, pour un pays en voie de développement les données suggèrent que la stabilité politique, l’ouverture commerciale, des institutions juridiques protectrices des intérêts privés et une forte épargne nationale (privée ou publique) permettent l’accumulation de capital (machines, outils, routes, bâtiments…) nécessaire à l’accroissement de la productivité des travailleurs, ainsi que l’importation de technologies - au sens large, cela comprend les modes d’organisation - menant à une utilisation des facteurs de production la plus optimale possible. Concrètement, ces économies « rattrapent » la productivité horaire des travailleurs des pays développés en accumulant du capital et en imitant les procédés. 

Pour un pays développé, dont on dit qu’il est « à la frontière technologique », et pour lequel la productivité d’une unité supplémentaire de capital est nulle, il ne sert à rien d’épargner plus que l’investissement nécessaire au remplacement du capital se dépréciant, et éventuellement à l’absorption des gains de population active. De même, les gains à l’ouverture commerciale se font de plus en plus rares, celle-ci ne permettant que la diffusion plus rapide des nouvelles technologies : dans la nouvelle économie internationale (une branche de la science économique), les gains à la spécialisation sont assez faibles à cause de l’hétérogénéité des préférences. De fait on constate que l’essentiel des échanges entre pays développés porte sur des biens assez similaires (la France exporte et importe énormement de voitures). 

Cette difficulté à identifier les facteurs de réussite laisse la part belle à l’imagination et aux préjugés. Dans le logiciel de beaucoup de commentateurs de l’actualité économique, il semblerait qu’il soit impossible d’imaginer qu’un pays aussi peu flexible que la France - ce que je ne conteste pas - puisse faire jeu égal avec ses voisins. Mais si la France avait une économie aussi sclérosée qu’on le dit, cela devrait bien finir par se voir dans les indicateurs macroéconomiques. Or ce n’est clairement pas le cas. 

Les deux graphiques ci-dessous étudient la croissance du PIB (en parité de pouvoir d’achat) par habitant en âge de travailler (15-64 ans), ce nous donne une mesure de la production par habitant qui n’est pas trop perturbée par la démographie. Ce n’est pas non plus exactement la productivité par emploi, car un pays à l’économie « sclérosée » comme la France tend à tenir les adultes en âge de travailler les moins productifs hors de l’emploi, ce qui biaiserait notre étude. 

Le premier graphique donne l’évolution moyenne de cet indicateur pendant la crise. On s’aperçoit que la France se situe pile au milieu du lot, avec un PIB par personne en âge de travailler en 2013 égal à celui de 2007. Les pays n’ayant pas retrouvé leur richesse par habitant d’avant la crise sont notamment le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Canada, les Pays-Bas et la Finlande (combien d’entre vous auraient parié à tort que ces pays s’en sortaient mieux que la France?).

Le deuxième graphique donne le taux de croissance de cet indicateur par pays de 1990 à 2007, soit un cycle économique complet au cours duquel les pays de l’OCDE ont connu au moins deux épisodes récessifs avant de rebondir, en fonction de son niveau en 1990. On s’attend à ce que la plupart des pays se trouvent soit dans le cadran nord-ouest, celui des pays les moins développés en 1990 et ayant connu une croissance plus importante que la moyenne, soit dans le cadran sud-est, celui des pays plus développés, à la frontière technologique, et ayant cru à une vitesse moindre. On constate qu’il y a des points aberrants, comme la Norvège et le Luxembourg, qui étaient déjà plus riches que la moyenne en 1990 mais ont continué de croître, ou la Grèce, le Portugal et la République Tchèque qui sont dans le cas inverses. Mais a part ces pays-là, et compte tenu de la marge d’erreur sur le calcul des parités pouvoir d’achat, la relation linéaire est assez directe. 


Si on s’intéresse au cas de la France, on constate qu’elle a cru au cours de cette période à la même vitesse que l’Autriche la Suède, le Canada, la Belgique et les Etats-Unis, légèrement moins vite que l’Allemagne et légèrement plus vite que l’Italie. Le Royaume-Uni a cru plus vite mais partait de plus bas (et a connu un fort boom dans les années 2000), le Japon a cru moins vite mais partait de plus haut. Le premier enseignement, c’est que la France a cru à la même vitesse que des pays qui étaient tous déjà plus riches par adulte qu’elle en 1990. Sur une période aussi longue, au cours de laquelle les cycles économiques étaient assez synchrones, seuls des facteurs structurels peuvent expliquer le manque de rattrapage de la France. 

Mais un manque de rattrapage n’est pas un déclin. De fait, c’est chose connue que la France connaît un taux d’emplois des 15-64 ans assez faible, ce qui mécaniquement se traduit, à productivité identique, par un PIB par habitant plus faible. Cependant la thèse des déclinistes n’est pas seulement que la France produit moins de valeur ajoutée que ses voisins, ce que personne ne nie, mais que l’écart se creuse, ce qui n’est pas le cas. 

Alors pourquoi cet écart ne s’est-il pas résorbé ? L’explication des taux d’activité est la plus probable. Le côté « sclérosé » de l’économie française se traduit par un plus faible emploi des seniors - qui sont encouragés à partir plus tôt qu’ailleurs à la retraite - et un plus faible emploi des 15-24 ans - qui n’ont pas besoin de travailler pour payer leurs études. Le taux d’emploi des 25-54 ans en France est en revanche assez élevé, ce qui compense seulement partiellement la sous-activité des jeunes et des seniors. On notera que même parmi les actifs, le nombre important de chômeurs est compensé par un nombre de temps partiels faible en comparaison des autres pays. Finalement, tout se passe comme si les Français avaient collectivement choisi de moins travailler, ce qui pèse sur le revenu par tête, mais que leur productivité augmente comme celle des autres pays, ce qui maintient les écarts constants. 

Les Français font peut-être une erreur de moins travailler en moyenne sur toute une vie, je n’en sais rien, mais celui qui l’affirmera (ou affirmera le contraire) ne fait pas de sciences sociales, il utilise des arguments en général politiques (tel groupe ne veut plus financer tel autre groupe) et/ou moralistes (vouloir se reposer est un péché en soi). Faut-il décourager la solidatité inter-générationnelle ou rendre les études si chères que les étudiants devraient travailler pour les financer ? Faut-il repousser l’âge légal de départ à la retraite ? Faut-il maintenir les taux d’emplois des seniors et des étudiants à leurs niveaux actuels mais compenser par un travail plus intensifs chez les 25-54 ans ? Comment le financement des retraites est-il assuré, et quel groupe (retraités actuels, imminents, futurs) faut-il pénaliser pour rétablir l’équilibre ? Ce serait mentir que prétendre qu’il existe une réponse optimale et dénuée de jugement moral.