mardi 18 février 2014

Les effets de structure et de choix collectifs sur le PIB par habitant

Les différences de PIB par habitant entre pays sont souvent très mal interprétées. Aux moments les plus graves de la crise de la zone euro, il était possible d'entendre des gens pourtant sensés comparer les PIB par habitant de la Grèce et de l'Allemagne pour soutenir que les premiers étaient plus fainéants/travaillaient moins efficacement (rayer la mention inutile) que les seconds. Les préjugés culturels ne sont jamais très loin, et encore aujourd'hui certains économistes n'hésitent pas à mettre sur le compte de la "culture", concept fourre-tout, les différences de PIB par habitant que leur modèle n'explique pas, sans parler des jugements à l'emporte-pièce des éditoriaux de presse. Un siècle d'études sociologiques devraient permettre à conclure que ce qui fait la spécificité d'un pays ne peut se résumer au résidu d'une équation économétrique. 

Elles sont également mal interprétées, car certains pensent que si le PIB/Hab est 30% plus élevé ailleurs, il leur suffit de déménager immédiatement dans ce pays pour gagner plus sans effort. Ce point est en général faux. 

Le but de ce post est donc d'étudier les différents facteurs pouvant expliquer des différences de PIB par habitant entre des économies développées et diversifiées. 

Le PIB/hab, soit la somme des valeurs ajoutées divisée par la population totale, est le produit de plusieurs facteurs.
PIB/HAB = PIB/Emploi  x   Emploi/Habitant = Valeur Ajoutée par emploi x Taux d'emploi

La Valeur Ajoutée par emploi est elle-même le produit de deux facteurs
Valeur Ajoutée par emploi = Productivité Horaire x Nombre d'heures travaillées par emploi

Ainsi, trois éléments déterminent entièrement le PIB/hab : le nombre d'heures travaillées par personne occupant un emploi, le taux d'emploi, et la productivité horaire. La productivité horaire est le concept le plus difficile à mesurer car il est impossible de déterminer l'apport réel de chaque heure travaillée à la valeur ajoutée d'une entreprise. On doit se résoudre donc à faire des moyennes. 

Pour commencer, plaçons nous en 2008 - quand tous les pays étaient à leur production potentielle (voir lien) - pour que la crise ne brouille pas les comparaisons que nous souhaitons mener, et regardons quatre pays développés, France, Allemagne, Espagne et Etats-Unis, et regarder l'écart avec l'Etats-Unis. Mes sources sont les Tableaux Entrée-Sorties (valeur ajoutée et emploi par branche) d'Eurostat pour les pays Européens et du BEA pour les USA, et l'OCDE (nombre d'heures travaillées). 




Auquel des trois facteurs (taux d'emploi, nombre d'heures et productivité) ces écarts sont-ils dus? 

Pour tester l'effet du taux d'emploi, on peut regarder ce que serait le PIB/hab si tout le monde avait le même taux d'emploi (mettons le plus élevé, celui de l'Allemagne). On peut faire ainsi deux hypothèses : toutes ces personnes passant de l'inactivité à l'emploi arrivent dans tous les secteurs et à tous les niveaux, et donc leur valeur ajoutée annuelle est la même que celle du travailleur moyen (Hypothèse 1); ou bien ces personnes n'ont pas arrivent toutes à des emplois peu qualifiés, dont la valeur ajoutée annuelle est faible (hypothèse 2). La vérité étant nécessairement entre les deux, voire éventuellement plus proche de l'hypothèse 2. Ces hypothèses ne sont pas neutres, spécialement en France, où il est possible que l'apparente forte productivité de chaque travailleur (16% plus élevée qu'en Allemagne) puisse s'expliquer en partie par une exclusion des travailleurs moins productifs. En partie car comme le montre le tableau ci-dessous, même dans l'hypothèse 2, le PIB/Hab de la France corrigé du taux d'emploi reste supérieur à celui de l'Allemagne.  


De même, on peut regarder les heures travaillées afin de se demander ce qu'il adviendrait si tout le monde travaillait autant par an. Partons de notre hypothèse 2, qui est la plus probable, et formulons deux nouvelles hypothèses : si tout le monde réduit son temps de travail pour atteindre celui du travailleur allemand moyen, qu'advient-il du PIB/Hab si (hypothèse 2a) chacun arrive à produire autant en moins de temps, ou si (hypothèse 2b) si la productivité horaire reste la même. Là, les études sont plus circonspectes, une réduction mineure du temps de travail peut-être parfaitement absorbée par une meilleure organisation, voire même positive si les travailleurs sont encore plus productif car plus heureux, mais cela a certainement des limites. Au final, si les 35H ont eu un effet quasi-nul sur l'emploi, c'est parce que les français ont réussi à produire autant en moins de temps. Il n'est pas dit que ce soit le cas si on passe à 
32h. Je formulerai donc une troisième hypothèse (2c), qui fait la moyenne de (2a) et (2b). 





Les américains travaillant nettement plus que les européens, et les espagnols nettement plus que les français et allemands pour qui les nombres d'heures travaillées annuelles sont proches, cette correction conduit le PIB/Hab des Etats Unis à se rapprocher très fortement de celui de l'Allemagne et de la France. Au final, dans l'hypothèse 2c, on voit que près des deux tiers de l'écart de PIB/hab en France et USA s'explique par le taux d'emploi et le nombre d'heures travaillées.

Hors périodes de crise, le niveau de l'emploi et le nombre d'heures travaillées est le résultat d'un équilibre entre travail et loisir déterminé par les choix individuels, les normes sociales et les incitations. Les normes sociales sont le produit d'une histoire qui diffère d'un pays à autre, et déterminent en partie les incitations mises par le système socialo-fiscal. Par exemple, le Congressional Budget Office américain a récemment estimé que la réforme de l'assurance-maladie, en supprimant le lien entre assurance et emploi à temps plein, permettra à des millions d'américains de ne plus se sentir obligés de travailler plus qu'ils ne le souhaiteraient simplement pour être couverts ("job lock"). Cet effet, diffus au sein d'un grand nombre de travailleurs, réduira probablement le nombre d'heures travaillées, d'à peu près deux millions d'équivalents temps plein. Cet article de Paul Krugman résume la question (lien). De même, encourager la démographie en favorisant les mi-temps ou les congés de maternité longs réduit le taux d'emploi. Au final les taux d'emplois européens ont tendance à se rapprocher des taux d'emplois américains (retraite de plus en plus tardive) et le nombre d'heure travaillées aux Etats Unis se rapproche du nombre d'heures travaillées en Europe. 








Les politiques qui font augmenter le taux d'emploi sont celles qui repoussent l'âge de départ à la retraite ou encouragent les petits boulots étudiants (Note : La faiblesse du taux d'emploi en France est due aux jeunes et aux seniors, le taux d'activité des 25-55 ans étant plus élevé en France qu'en Allemagne ou aux Etats Unis). 

Au final, il reste donc la productivité horaire pour expliquer les écarts de PIB/hab qui subsistent après l'hypothèse 2c. Mais la productivité horaire moyenne d'un pays dépend crucialement de la structure de son économie. Certains secteurs, intensifs en capital comme la métallurgie ou à forte valeur ajoutée comme les services aux entreprises, permettent à leurs travailleurs d'avoir une très forte productivité. Un bon moyen d'augmenter le PIB/Hab d'un pays est de lui permettre de se spécialiser dans ces secteurs. Prenons par exemple le cas de la France : 



La valeur ajoutée par tête varie grandement d'un secteur à un autre. Le développement de ces secteurs est en général lié soit à une accumulation du capital ou une organisation de la production qui permet à un nombre réduit de travailleurs de produire beaucoup, soit à une main d'oeuvre très qualifiée fournissant des services ayant une grande valeur pour leur consommateur. En dépit de ce que les études PISA ou les classements d'universités disent, les niveaux d'éducation et de qualification diffèrent moins que les secteurs choisis par les diplômés de chaque pays. Afin de comparer ce qui est comparable, on veut donc regarder les productivités horaires par secteur : 




On voit que les productivités horaires sont regroupées assez par secteur, avec des différences  au sein d'un secteur plus importantes dans l'industrie que dans les services. Cela est certainement dû à des poids différents des sous postes, et donc cache des différences de capital par tête ou de positionnement Marketing. Or les proportions d'emploi dans chaque secteur diffèrent donc la productivité moyenne n'a pas les mêmes pondérations : 



Que se passerait-il donc si nos quatre pays avaient la même structure, c'est-à-dire les même proportions d'employés que leur voisin dans chaque secteur, mettons encore une fois celles de l'Allemagne, qui est notre pays par défaut (hypothèse 3) : 


Dans ce dernier cas, les PIB/Hab de l'Allemagne, de la France et des USA seraient quasiment identiques. Cela montre bien que ces trois pays sont parfaitement comparables. 

Cet exercice est utile si vous considérez un individu donné, à compétence et offre de travail données. Cet individu est prêt à travailler N heures dans le secteur S de l'âge A à l'âge B. Une fois que N, S, A et B sont donnés, cela ne change rien pour cet individu de naître aux Etats-Unis, en France ou en Allemagne. De même, un individu souhaitant gagner plus y parviendra en travaillant plus ou en changeant de secteur, mais pas en changeant de pays à secteur et heures de travail donnés. En moyenne, car si on y gagne dans certains secteurs, on y  perd dans d'autres.

(NB 1: pour les amateurs, on peut continuer cette étude en raffinant notre analyse sectorielle à l'aide de prix à la production et prix à la consommation. L'idée étant que la productivité dans les services doit plutôt se regarder en parité de pouvoir d'achat, les services n'étant que très marginalement échangeables, tandis que la productivité dans les biens doit se regarder en euros, les biens étant majoritairement échangeables. Cela permet de corriger les problèmes liés à la maladie des coûts (lien) ou à des niveaux de prix très différents dans les services, qui pourraient laisser penser qu'un serveur Suisse est plus productif (en volume) qu'un serveur Français simplement parce qu'il gagne deux fois plus, parce que les restaurants sont deux fois plus chers. En l'absence de concurrence étrangère, les prix des services ne s'alignent pas, tandis qu'un iPhone a le même prix hors taxe partout. Les niveaux de prix en France étant assez élevés, cela pourrait dégrader sa position relative dans le dernier tableau, mais probablement pas énormément). 

(NB 2 : depuis 2008, les PIB/hab on pas mal bougé, celui de la France étant 3% plus bas qu'en 2008, celui de l'Allemagne 3% plus haut, et celui des USA 2% plus haut, on a en 2013 :
)









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