Depuis l'annonce il y a trois semaines par l'institut de statistiques italien (Istat) de la comptabilisation dans le PIB des activités de commerce de drogues et de prostitution, la presse s'agite et les vagues continuent. Mais il y a beaucoup de malentendus sur cette question que je vais tenter d'éclaircir.
Eurostat, l'institut de statistiques européen, émet à intervalles réguliers de nouvelles normes comptables auxquelles les pays européens sont tenus. Celles-ci sont une traduction européenne de normes adoptées à l'ONU, mais l'enjeu européen se situe au-delà de la simple construction d'indicateurs cohérents, propres à la comparaison, puisque le calcul du PIB (plus précisément du RNB, un concept proche) a des répercussions sur les contributions des pays au budget européen : plus le revenu national est élevé, plus la contribution au budget européen est élevée. Il s'agit donc de faire en sorte que tous les pays européens construisent leur calcul de la même manière. Les instituts de statistiques ne se pliant pas à la règle peuvent risquer à leur pays une amende, qui se traduit aussi en baisse de salaire pour les statisticiens. La règle étant décidée au niveau européen, voilà qui dissipe le premier malentendu qui conduit certains journalistes à suggérer que la classe politique italienne - forcément corrompue - pousse Istat à intégrer dans son calcul l'économie illégale afin de réduire les ratios de déficits et d'endettement. Ce n'est en outre pas vraiment formidable pour l'Italie de relever son RNB plus que les autres pays, dans la mesure où cela augmentera sa contribution relative au budget européen.
En effet, intégrer un nouveau champ économique conduit mécaniquement à relever le niveau du PIB. Tout se passe comme si, du jour au lendemain, on décidait de comptabiliser l'activité des coiffeurs dans l'économie si ce n'était pas déjà le cas avant. Les revenus et la consommation sont simultanément relevés de X milliards. De même, si tout d'un coup on comptabilisait le covoiturage comme la production d'un service de transport (peu probable, c'est plus sûrement un partage de la consommation). Le même débat s'est produit lorsque les comptables nationaux ont décidé de comptabiliser le fait que les ménages propriétaires de leur résidence principale produisent un service de logement qu'ils consomment. Ainsi, un ménage ayant un revenu de 2000 propriétaire d'un logement dont la valeur locative (estimée) est de 500 euros est comptabilisé comme un ménage ayant un revenu de 2500 et un loyer de 500. Cet ajustement permet de comparer les PIB de pays dont les proportions de ménages propriétaires diffèrent. Si on ne comptabilisait pas les loyers dits "imputés", un pays où tout le monde possède une maison et y habite aurait un PIB bien inférieur que ce même pays où chacun possède une maison mais habite dans une autre, touche un loyer et verse un loyer, alors qu'on sent bien que ces configurations sont équivalentes.
Ainsi, en relevant le niveau du PIB, on réduit les ratios où le PIB est le dénominateur, et en particulier le déficit du public et l'endettement. Ce qui nous amène au deuxième malentendu, le fait que la situation serait ainsi meilleure qu'on ne le pensait. Rien n'est plus faux. Le changement de convention de calcul n'a pas changé la réalité, le chiffre n'a une réalité qu'à travers ses conventions de calcul. Si on est habitué à penser qu'un ratio de 60% est le ratio qu'il faut viser, et si on on change les conventions de calcul au point de doubler le PIB, alors 30% devient le nouveau ratio à viser. Evidemment, les règles de Maastricht ne changent pas quand le mode de calcul du PIB change, mais ce n'est pas le changement de calcul du PIB qui est le plus débile des deux. De même, lorsque l'INSEE s'est aligné sur le questionnaire du BIT pour le calcul du chômage et que cela l'a conduit à baisser le taux de 0,2 point, le chômage n'a pas miraculeusement baissé, l'INSEE n'a pas changé la réalité, juste sa façon de la mesurer. Au passage, cela l'a rendu plus comparable avec celui des voisins.
Car un des buts de la statistique publique est de permettre des comparaisons dans le temps et dans l'espace. Un chiffre pris seul ne signifie pas grand chose, mais s'il est construit avec cohérence au cours du temps on peut comparer le PIB de cette année avec celui de l'an dernier et en déduire la croissance. De même, s'il est construit avec cohérence d'un pays à l'autre on peut comparer le PIB de la France avec celui de l'Italie. Si la prise en compte de l'économie illégale remonte le PIB italien proportionnellement plus que le PIB français ou anglais, c'est que la précédente mesure "oubliait" un pan de l'économie italienne moins négligeable pour le revenu des italiens que pour le revenu des français. Si le PIB/habitant italien en finit par dépasser le PIB/habitant anglais, c'est que l'économie illégale est une source de revenus suffisamment importante pour certains italiens. Il est peu probable que ce soit le cas, l'impact sur l'économie anglaise été estimé à 0,7 point de PIB en moyenne entre 1997 et 2013 (le PIB est uniformément relevé de 0,7 point donc la croissance ne change quasiment pas) et contrairement à ce que les journalistes prétendent, Istat n'a à ce jour fourni aucune estimation pour l'Italie. Un chiffre de 10,9 points est régulièrement cité et provient d'une étude économétrique de la Banque d'Italie en 2012 qui cherche à expliquer l'écart entre cash émis et transactions enregistrées (soit le marché noir) à partir de déterminant comme le taux de criminalité en drogue et en prostitution. S'ils oublient des composantes du marché noir, et si celles-ci sont corrélées à la drogue et à la prostitution sans forcément en être le produit, alors leur méthodologie surestime grandement le poids de celles-ci dans le marché noir. En outre, il s'agit de paiements cash et ce n'est pas correctement intégré à une mécanique de compte (valeur ajoutée = production - consommation intermédiaire), comme le font d'ailleurs remarquer les auteurs. Dans tous les cas, il faudra attendre la première estimation d'Istat à l'automne pour en avoir le coeur net, mais il est probable que la conclusion soit : "much ado about nothing".
Ce qui nous amène évidemment aux discussions morales dans lesquelles le statisticien n'a pas forcément sa place. En l'occurrence, l'intégration de l'activité illégale n'est pas une nouveauté du changement récent de norme européenne (Système Européen des Comptes 2010), puisque la prostitution et la drogue était déjà comptabilisées dans les normes précédente (SEC 1995). D'ailleurs, l'Insee comptabilisait déjà les revenus déclarés des prostituées. Le SEC 2010 a simplement durci la norme, en émettant des recommandations de calcul des revenus non déclarés, sur la base d'enquêtes pluriannuelles (prix de vente, prix de production, prise en compte de la qualité de la drogue dans le prix, application d'un coefficient de sous-déclaration, etc...) conduisant les pays comme l'Italie ou la France à devoir s'aligner. Que l'activité économique soit "immorale" ou non n'est pas pertinent pour la construction du PIB, à partir de l'instant où une partie des résidents en tire des revenus qu'ils consomment et épargnent. Selon une logique morale, faudrait-il tenir compte de la production d'armes, des ventes d'alcool et de tabac? Y-a-t-il des productions qui "valent" mieux que d'autres, comme veulent le faire croire ceux qui pensent que l'aide-soignante (secteur public), contrairement à l'agent immobilier (secteur marchand) n'est pas un vrai emploi créateur de valeur ajoutée mais un poids dans l'économie? Le PIB n'est pas un indicateur de bien-être, il n'a pas vocation à l'être, et rien n'empêche de le compléter. Mais si on souhaite en faire une base de calcul pour les contributions au budget européen, puisqu'il faut bien choisir une base de calcul, autant qu'elle soit cohérente d'un pays à l'autre et d'une année à l'autre.
"Par exemple, cette activité est évaluée à 10,9 % du PIB italien ; l’inclure dans le PIB ferait monter le taux de croissance économique de cette année de 1,3 % à 2,4 %. Les taux de croissance seraient portés à 4 ou 5 % pour la Finlande et la Suède, à 3 ou 4 % pour l’Autriche, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas."
Evidemment, l'intégration de l'activité illégale change le niveau du PIB, mais pas son taux de croissance. Les chiffres avancés ici proviennent probablement de ce communiqué de presse d'Eurostat publié en janvier (lien), dont on peut extraire le tableau suivant :
Ce tableau donne une estimation préliminaire grossière (calculée à la fin de l'année dernière) de l'effet du passage au SEC 2010 sur le niveau du PIB en 2011. Ce n'est donc pas un effet sur le taux de croissance de cette année (sur lequel l'effet du passage au SEC 2010 est de second ordre, à savoir qu'il n'intervient qu'à travers la variation des nouveaux concepts d'une année sur l'autre, pas leur intégration), et surtout, c'est un effet du passage au SEC 2010, donc cela n'inclue que les changements conceptuels (R&D, travail à façon, retraites, matériel militaire...) et n'inclue pas les nouvelles estimations de concepts déjà existants, comme l'économie illégale. Bref, rien à voir. Au final, l'effet sur le PIB français est de 3,2 points environ, mais l'effet sur le taux de croissance est quasi-nul :
Sources :