On a vu dans le premier épisode que la première partie de cet article du Monde ne rendait pas honneur à la qualité du débat sur le coût de la transition écologique. Mais la deuxième partie, et plus particulièrement le paragraphe suivant, souligne l’incompréhension totale qui règne quand il s’agit de croissance économique :
"Le noeud du désaccord tient à la nature même de l'économie. Deux visions, en somme, s'opposent. Une vision de physicien, dans laquelle le système économique est une sorte de machine rigide qui, adjuvée par l'ingéniosité humaine, transforme en richesses des flux de matières et d'énergies. Dans cette vision « physicienne », la principale souplesse du système face à la réduction des flux de matières et d'énergie est l'excès d'endettement. Dans un article publié en janvier 2012 par Nature, James Murray (un océanographe) et David King (un chimiste) voyaient par exemple la crise de la zone euro comme une conséquence économique de la raréfaction du pétrole conventionnel – dont le pic de production a été franchi en 2005.La vision des économistes mainstream est différente. Elle envisage plutôt le système économique comme une machine souple, plastique, qui peut voir son apport de matière et d'énergie modifié, sans conséquences dramatiques sur la richesse produite en définitive. Et, de fait, la notion même de richesse repose aussi sur des croyances collectives déconnectées de la réalité matérielle du monde.Laquelle de ces deux visions concurrentes est-elle celle qui décrit le mieux les choses ? On se gardera bien d'être assez fat pour trancher. L'avenir s'en chargera bien assez tôt."
Au sujet de l’articulation entre croissance économique et énergie, il y a effectivement un malentendu entre les physiciens (au sens large) et les économistes. Ce n’est en revanche pas un débat, il n’y a pas d’échanges d’arguments dans la mesure où le paradigme de réflexion n’est pas le même, et n’a de toute manière pas vocation à être le même. La France ayant une forte tradition d’ingénieurs plus que d’économistes, on y voit souvent des scientifiques raisonner sur le fonctionnement de l’économie, et juger « les économistes » comme une population vendue à l’ultra-libéralisme financier donc indigne d’intérêt. La tribune de Krugman citée par le Monde résume très bien ce problème :
“And you sometimes see hard scientists making arguments along the same lines, largely (I think) because they don’t understand what economic growth means. They think of it as a crude, physical thing, a matter simply of producing more stuff, and don’t take into account the many choices — about what to consume, about which technologies to use — that go into producing a dollar’s worth of GDP”
Beaucoup de physiciens dont l’expertise scientifique est de grande valeur disent n’importe quoi sur l’économie. Les deux scientifiques cités par le Monde ne font pas exception. Leur article dans Nature est très intéressant quand il reste dans le domaine de l’évaluation des réserves restantes de pétrole et de gaz naturel, et leur expertise est utile pour déterminer non seulement la quantité de gaz et de pétrole restant sur la planète, mais également le coût pour y accéder. En revanche, l’article part dans le décor dès qu’il s’aventure sur le terrain de la macroéconomie, justifiant l’augmentation du déficit commercial italien dans les années 2000 par l’avènement du Peak Oil, et en prétendant que l’augmentation des prix du pétrole a joué un rôle majeur dans la crise de la zone euro. Les arguments contre la thèse du Peak Oil comme cause de la crise de l’euro sont inombrables : Pourquoi seulement la zone euro ? Comment expliquer les divergences de balance commerciale entre Italie et Allemagne ? Pourquoi tout ne va pas mieux maintenant que le prix du pétrole a retrouvé son niveau tendanciel ? Si c’est bien un choc pétrolier qui explique la crise, où est l’inflation ?
En vérité, les deux paradigmes ne devraient pas s’opposer car ils ne sont pas incompatibles. D’un côté, on peut étudier l’activité humaine et son impact sur l’environnement. Pour cela, il est utile d’adopter un raisonnement de physicien, de définir le système étudié, d’appliquer les lois de conservation de l’énergie… Si cette étude conclut que la trajectoire des émissions de CO2 est insoutenable, et qu’à défaut de l’infléchir l’humanité encourt des risques intolérables, il n’y absolument rien à redire. Le raisonnement économique en revanche consiste à étudier le système de création de valeur économique, à ressources données. Ce n’est pas un raisonnement énergétique, la création de valeur économique est subjective et changeante selon les préférences des agents. Les ressources qui servent « d’input », pour reprendre la terminologie physicienne, sont bien évidemment les ressources naturelles au sens très large (une plage est une ressource naturelle utile à la création de valeur économique dans le secteur du tourisme), mais également le potentiel de temps de travail humain et le capital productif.
L’économiste ne porte aucun jugement sur la quantité de ressources disponibles. Les ressources naturelles N et le temps de travail L sont des grandeurs exogènes, et avec le capital disponibles K à la fin de la période précédente, sont le point de départ de l’analyse économique. Selon la répartition de la propriété de ces inputs dans la population, et les préférences de chacun, des échanges ont lieu jusqu’à l’équilibre macroéconomique. Chacun de ces échanges est « créateur de valeur » puisque ceux qui y participent y trouvent leur compte. Le PIB produit pendant cette période est la somme des valeurs créées par ces échanges, mesurées en euros constants. Cela détermine pour la période suivante le nouveau stock de capital disponible, et ainsi de suite.
Si la quantité de ressources naturelles disponible est limitée par la physique, cela ne veut pas dire que le nombre d’échanges est limité. Le rationnement profitera à celui qui détient la ressource au début de la période. C’est pourquoi les économistes tentent de mieux définir les droits de propriété liés à la ressource naturelle « litre d’atmosphère sans CO2 » (notée J) disponible dans la nature, une ressource naturelle dont la quantité doit être limitée. On peut attribuer cette propriété à un Etat supranational, auquel les producteurs diminuant J paient un droit d’utilisation jusqu’à une certaine limite, au-delà de laquelle la société ne leur reconnaît plus la propriété de J, et dont l’excès d’utilisation est puni de prison comme n’importe quel vol.
C’est la logique derrière les droits à polluer, et le théorème de Coase : la ressource J sera utilisée par les producteurs dont l’utilité publique (dépendante des préférences des gens) sera la plus élevée. Par exemple, si on a très peu d’atmosphère à allouer à la production de biens polluants, et que les biens polluants qu’on préfère sont les iPhones, on sera prêt à payer suffisamment pour nos iPhones pour qu’Apple puisse acheter une bonne partie de l’atmosphère disponible. Beaucoup de problèmes peuvent être ramenés à une question de droits de propriété a priori, dont la définition est loin d’être neutre sur la distribution des richesses a posteriori. Par exemple, l’héritage est une définition institutionnelle de ce qu’il arrive aux droits de propriété d’une personne décédée, et la façon dont les lois sur l’héritage sont conçues changent la dynamique des échanges au sein de la société.
Enfin, le rationnement d’une ressource sans innovation technologique permettant de s’en passer limite la production des biens et services utilisant cette ressource. Mais si la structure des échanges change, ou que le taux d’utilisation de cette ressource diminue, cela ne pose aucune limite à la création de valeurs, et la croissance infinie dans un monde fini est tout à fait possible. Mais il y a un gros travail institutionnel à fournir pour créer les bonnes incitations, pour définir le prix que nous sommes prêts à collectivement mettre sur les droits d’utilisation de notre environnement, et la théorie économique montre que cela ne peut être fait qu’à l’échelon de l’Etat.