Il est désormais communément admis que l’euro est un projet économiquement bancal, et que les pires prédictions des économistes spécialistes des zones monétaires se sont réalisées.
En effet, alors que les promoteurs de la monnaie unique affirmaient que des règles budgétaires strictes suffiraient à aligner les cycles économiques des pays européens et donc à faire de la zone euro une zone monétaire optimale, le contraire a eu lieu. Le manque d’investissement dans le Nord (quelle que soit sa cause) a été compensé par une forte croissance de l’investissement dans le Sud, l’épargnant Nordiste n’ayant ainsi pas d’autre moyen de générer du rendement qu’en plaçant son épargne dans le Sud, les banques jouant l’intermédiaire. Les règles budgétaires, même si elles avaient été respectées partout (et elles l’ont été en Espagne par exemple) n’auraient pas pu empêcher cette dynamique purement privée, qui a conduit l’épargnant Nordiste avide de rendement à oublier le risque qu’il prenait et le promoteur immobilier Sudiste à profiter d’un afflux de capitaux à bas coût. Un tel déséquilibre de flux de capitaux avait vocation à s’arrêter et se retourner car il générait une inflation bien trop importante dans le Sud et dégradait leur compétitivité. Quand la musique s’arrêterait l’épargnant et le promoteur immobilier encaisseraient chacun une perte conséquente, se traduisant par une crise économique dans le Sud et une crise financière dans le Nord.
Mais pour couronner le tout, la gestion de la crise fut catastrophique. Au lieu de solder les excès du passé de manière à reconstruire le futur sur des bases solides, par exemple via le défaut des agents surendettés, la recapitalisation des banques, et en contrebalaçant la récession par un stimulus monétaire et/ou budgétaire (prenant par exemple la forme d’un transfert des régions peu atteintes vers les régions atteintes, au-délà des considérations nationales), les décideurs européens ont préféré contraindre les agents surendettés à rembourser leurs dettes en réduisant leurs dépenses tout en leur fournissant la liquidité nécessaire au jour le jour. Seulement lorsque tout le monde fait cela en même temps, on se retrouve dans une « balance sheet recession » qu’il est très difficile de contrebalancer via la baisse des taux d’intérêts : ceux-ci atteignent zéro, ce qui n’est peut ne pas être suffisant pour relancer la demande intérieure qui reste contrainte par la réduction de la dette. L’inflation ralentit, ce qui rend les dettes plus élevées en termes réels et augmente les taux d’intérêt réels (égal dans ce cas à l’opposé de l’inflation). Cela rend aussi nécessaires des baisses de salaires dans les pays du Sud afin que ceux-ci restaurent leur compétitivité. Les baisses de salaires nominales étant plus compliquées à réaliser que laisser l’inflation rogner le pouvoir d’achat, le processus d’ajustement est particulièrement long et douloureux.
En économie, on dit qu’il y a deux équilibres, le bon et le mauvais (on part du principe qu’une augmentation gratuite du chômage est mauvaise, un jugement moral qui fera probablement consensus) : l’équilibre déflationniste (ou de basse inflation, rien de particulier ne se passe à zéro) est le mauvais équilibre, et une fois qu’on est dessus il est très difficile de le quitter.
En bref, la crise de l’euro aurait pu être évitée
1) si les institutions avait eu la volonté d’organiser des transferts budgétaires entre Etats Membres
2) ou bien si une répression financière importante avait été mise en place pour limiter les flux de capitaux
3) ou bien si l’euro n’avait pas existé.
Ce que les anti-euros retirent de tout cela, c’est que comme il est impossible ou pas souhaitable politiquement d’instaurer des transferts entre Etats et que la liberté de mouvement des capitaux fait tellement partie du génôme de l’Union Européenne qu’on ne peut envisager le contrôle des capitaux généralisé, il faut donc sortir de la zone euro.
Les arguments sont séduisants : une sortie unilatérale de l’euro permettrait de dévaluer rapidement la monnaie et de booster les exportations. Le renchérissement des importations aurait un impact très négatif sur le pouvoir d’achat à court-terme, mais conduirait à des relocalisations d’entreprises sur le territoire national pour profiter de la compétitivité retrouvée. Le revers de la médaille serait le problème posé par la dette extérieure : soit on négocie sa dénomination en Francs puis on dévalue, et il serait très difficile de se financer à nouveau, soit on la laisse en euros mais la dévaluation augmente son poids. Au final, les promoteurs d’un « Frexit » disent qu’on prendrait probablement un choc à court terme, mais qu’on y gagnerait à long terme.
C’est là que je ne suis pas convaincu. Je suis peut-être trop néoclassique, mais j’ai toujours cru que le niveau de production à long terme d’une économie est déterminé par la quantité et la productivité de ses facteurs de production : population active, niveau d’éducation, mobilité, progrès technique, stock de capital, etc… Si tel est bien le cas, il n’y a aucune raison de penser qu’à long terme la France serait mieux lotie en dehors de l’euro qu’à l’intérieur, à moins qu’on n’arrive à expliquer que la sortie de l’euro permettrait d’améliorer l’un des facteurs de la production potentielle.
Au final on nous propose le chemin vert au lieu du chemin rouge :
Dans le cas rouge, on est sur la pente du « mauvais équilibre », le potentiel reste le même mais parce qu’on ne résoud toujours pas à relancer l’économie, l’écart avec le potentiel reste positif voire même grandit. Finalement, quelque part dans le futur les choses s’arrangent, soit parce que les salaires ont finalement suffisamment baissé relativement aux voisins et que les coûts correspondent à nouveau aux productivités de chaque pays, soit parce que les agents ont fini par réussir, douloureusement à réduire le fardeau de leur dette. Les vents contraires cessent et l’économie retourne au potentiel.
Dans le cas vert, on sort de l’euro et on dévalue, ce qui provoque une crise financière ainsi qu’une crise économique. Finalement, la compétitivité restaurée permet à l’économie de rebondir et de retourner au potentiel.
La préférence pour l’une ou l’autre solution dépend de la différence entre les aires A et B, qui représente la perte nette à quitter l’euro. Si A > B, il vaut mieux rester dans l’euro, et inversement. Ces aires dépendent de l’ampleur de la crise provoquée par la sortie, de sa durée avant que la hausse de la compétitivité ne permette de retrouver la croissance. Elles dépendent également du moment dans le futur où les choses s’arrangeront dans le cas où on n’abandonne pas l’euro. L’expérience de l’Argentine tend à laisser penser que la crise serait très importante et durable, et les récentes bonnes nouvelles sur le front économique que les choses pourraient s’arranger plus rapidement qu’on le pensait. Néanmoins il est possible de penser le contraire.
Le problème, c’est que ce n’est pas l’argument avancé. Les Frexitistes laissent croire leurs auditeurs, lecteurs et électeurs crédules que le point d’arrivée après la crise sera nettement plus haut que précédemment, et pour toujours. Pour arriver à cette conclusion ils partagent une idée avec les austéritaires, celle qu’une économie structurellement exportatrice est en meilleure santé qu’une économie importatrice. Mais contrairement aux austéritaires, dont le mercantilisme latent a au moins l’avantage de les faire reconnaître qu’il faut investir dans des secteurs à haut rendement pour augmenter le potentiel de production, les Frexististes donnent l’impression qu’il suffira de dévaluer pour maintenir un surplus commercial. Certes des dévaluations successives permettront de doper les exportations françaises, mais elles réduiront le pouvoir d’achat dans les produits même partiellement fabriqués à l’étranger. Les Français s’appauvriront pour fournir des produits de qualité constante à prix de plus en bas. Le point d’arrivée de cette dynamique, c’est le Bangladesh ou l’autarcie.
Il est possible de soutenir que la production potentielle est plus élevée dans le scénario où la France sort de l’euro. Par exemple, si les fluctuations du Franc permettent de limiter l’impact des crises on obtient un chômage moyen est plus bas, ce qui a un impact positif sur l’employabilité et la productivité des actifs (effet d’hystérèse). Ou bien si la hausse à court terme des marges des entreprises conduit les entreprises à investir. Ou encore, si la stagnation séculaire se vérifie, que l’économie ne revient jamais au potentiel. Mais il est également possible de soutenir le contraire, si la perspective d’une dévaluation permettra aux entreprises de négliger leur compétitivité hors-coût et d’acheter la paix sociale en distribuant des augmentations de salaire.
Pour conclure, il est douteux d’affirmer que l’impact à long terme est positif ; ensuite dans les conditions actuelles il faut être déraisonnablement optimiste sur les conséquences du Frexit pour que l’impact à moyen terme soit positif ; enfin à court terme, personne n’ose suggérer que ce ne sera pas douloureux.
Mon point de vue personnel est que quitte à investir de l’énergie dans un projet politique européen, autant favoriser le développement de l’union de transferts, par exemple via un impôt communautaire permettant de financer une assurance-chômage européenne. Mais il n’engage que moi.