mardi 29 avril 2014

Les mouvements de capitaux

UPDATE : Discussion très intéressante sur le "privilège exorbitant" des Etats-Unis en commentaires. 


Le rachat d'une partie des actions Alstom par General Electric à Bouygues et la tentative de l'assemblée de Corse de limiter les achats immobiliers par des non-résidents ont une chose en commun : les deux concernent des mouvements de capitaux et les deux appellent à des instincts nationalistes. 

Grosso modo, un pays utilise son épargne (revenu moins consommation) pour former du nouveau capital. Pour les familiers de la comptabilité nationale, on dit que 
Y = C + I + G
où Y est le PIB, C la consommation privée, I l'investissement et G la consommation publique. 
Comme l'épargne S est donnée par S = Y - C - G, cela donne 
S = I.
Donc au niveau de la terre entière, l'épargne est égale à l'investissement. Mais comme la plupart des pays sont des économies ouvertes, il faut rajouter les exportations X et enlever les importations M : 
Y = C + I + G +X - M 
S = I + X - M

Au final, le pays épargne S, investit I, la différence étant la balance commerciale. Un pays ayant une balance commerciale négative est donc un pays qui investit plus qu'il n'épargne. Il finance cet investissement : 

1) Soit parce que les entités résidentes empruntent à l'étranger : si l'investissement améliore les perspectives de croissance, il est parfaitement soutenable d'avoir une balance commerciale négative en permanence, à condition que la dette extérieure croisse moins vite que le PIB. 

2) Soit parce que des entités étrangères investissent directement dans le pays : dans ce cas, la proportion d'actifs contrôlés par les étrangers augmentent (un russe achète une villa en Provence, une entreprise américaine achète des actions d'une entreprise française), ce qui leur donne un pouvoir de décision sur l'utilisation de ces actifs, mais la dette extérieure est inchangée. 

Par exemple, voici le détail de l'épargne nationale S, de l'investissement (la formation brute de capital fixe) I par secteur de l'économie (Etat, entreprises, ménages...), en 2012 en France : 

Sources : INSEE, Banque de France
Pour la France, S = 359.9 milliards, et I = 401.8 milliards. La France investit plus qu'elle n'épargne, il lui manque donc 48.1 milliards pour se financer. Elle ira chercher cet investissement supplémentaire à l'étranger, en majorité par des variations de trésorerie (33.7 milliards) et des émissions de titres autres qu'actions (63.8 milliards), principalement par l'Etat et les entreprises. Au passage, la France semble prendre le contrôle de plus d'entreprises étrangères que l'étranger d'entreprises françaises (63.9 milliards), bien que ce soit le fait des ménages et des banques, plutôt que des entreprises.

Le patrimoine de la France était de 13 534.7 milliards fin 2011, il s'est réduit du fait de l'endettement extérieur (-48.1 milliard), et d'opérations de valuation comptable (-12.2 milliards), mais c'est accru grâce à un investissement supérieur à la dépréciation du capital (113.8 milliard), car une partie du capital doit être renouvelé tous les ans. Le patrimoine de la France a augmenté de 53 milliards en 2012. Le patrimoine détenu par les étrangers en France (moins celui détenu par la France à l'étranger) a augmenté de l'endettement extérieur (48.1 milliards) et d'opérations de valuation comptable (2.5 milliards). 

Le patrimoine total en France a donc augmenté de 100 milliards, 50 car la France a investi sur son territoire, 50 car le Reste du Monde a investi en France. Toutes choses égales par ailleurs, si la balance commerciale avait été nulle, le patrimoine de la France aurait augmenté de 100 milliards et celui du Reste du Monde aurait été inchangé. 

On voit bien ici qu'une balance commerciale négative n'est pas mauvaise en soi. On peut étudier plusieurs exemples pour illustrer différentes situations : 

1) Neuilly-sur-Seine : balance commerciale très fortement négative, le PIB de Neuilly-sur-Seine est très faible, puisque très peu d'activité économique y a lieu. En revanche, les revenus des participations à l'étranger des habitants de Neuilly sont très élevés. La balance courante est très fortement positive, ce qui permet aux habitants de Neuilly d'avoir une épargne bien supérieure à leur investissement à Neuilly : dans son ensemble, Neuilly investit beaucoup à l'étranger et sa position extérieure nette est très fortement positive. 

2) La Corse : balance commerciale fortement négative, balance des revenus négligeable (très peu de résidents corses touchent des dividendes importants). Pour financer cette balance courante négative, les corses vendent des maisons en bord de mer à des investisseurs non-corses. Si plus personne ne peut (ou ne veut) investir en corse, le déficit commercial corse devra se réduire. Cela passera probablement par une réduction des importations via un appauvrissement des résidents corses, comme en Grèce, et/ou par un exil important vers le continent. 

3) La France-Comté : balance commerciale très positive, mais balance courante très négative. Les usines Peugeot versent beaucoup de revenus de la propriété à leurs actionnaires à Neuilly. Le niveau de vie est moins élevé qu'à Neuilly, ainsi que la consommation, ce qui explique que les importations soient assez faibles comparées aux exportations. 

4) L'Allemagne : balance courante très positive, qui signale un déficit d'investissement sur le territoire allemand. Avec une population déclinante, les perspectives de croissance de long-terme ne sont pas très réjouissantes, et les ménages allemands investissent leur épargne à l'étranger plutôt qu'en Allemagne, à la recherche de rendements plus élevés. 

5) Les Etats-Unis : balance courante très très négative. La population américaine croît très vite, en partie par l'immigration, ce qui nécessite des investissements colossaux pour loger, employer et permettre à chaque nouvel habitant de consommer. Ces investissements dépassent l'épargne nationale, et sont donc financés par les épargnants allemands et la banque centrale de Chine. La dette extérieure des USA reste cependant sous contrôle car le PIB américain croît plus vite. 

6) La France : balance courante tantôt positive, tantôt négative, mais plutôt légèrement négative sur longue période. La situation française est une moyenne de la situation allemande et de la situation américaine. 





9 commentaires:

  1. Très bon éclaircissement sur l'approche dynamique des mouvements de capitaux.

    Pour le point 5), une petite précision sur le cas des USA. La soutenabilité de leur dette extérieure ne s'explique pas par leur croissance de PIB rapide. En fait, ils profitent de ce qu'on appelle le privilège exorbitant: les actifs détenus par les étrangers aux USA performent systématiquement moins que les actifs des américains détenus à l'étranger. Ce différentiel de performance permet de limiter la dégradation de la position extérieure. Et la dépréciation du dollar face aux grandes monnaies renforce ce phénomène.

    Pourquoi les étrangers veulent détenir des actifs aux USA qui sont moins performants ? C'est parce que les gens préfèrent détenir des actifs libellés en dollar, et ils sont prêts à payer une prime pour ça. C'est avant tout grâce au dollar que les américains peuvent importer des capitaux perpétuellement.

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  2. Pas exactement. Le fait que les actifs détenus par les étrangers aux USA (P) aient un rendement plus faible que les actifs détenus par les américains à l'étranger (A) permet d'améliorer la balance courante des USA, ce qui influe légèrement sur la dynamique de l'évolution de la position extérieure, mais pas au point de rendre celle-ci positive.

    Soit K la position extérieure nette des USA, on a
    K = A - P.
    Balance courante = Déficit commercial + r1 x A - r2 x P.
    Le privilège exorbitant permet d'avoir r1 > r2.

    Ainsi, le privilège exorbitant remonte la balance courante de (r1-r2)*P, mais la balance courante américaine est tout de même fortement négative, d'environ 400 à 800 milliards depuis 15 ans : http://research.stlouisfed.org/fred2/graph/?g=z35

    En revanche, l'évolution de K est donnée par
    K_t = K_t-1 + BC

    On divisant par le PIB (je passe en lettres minuscules), cela donne :
    k_t = k_t-1 x (1 - g) + bc. où g est le taux de croissance.

    Si g est assez grand pour que fois k soit supérieur à bc en valeur absolue, la dette extérieure exprimée en ratio de PIB diminue, malgré un déficit courant.

    On a le même mécanisme pour la dette publique : si le PIB croît plus vite que la dette, le ratio de dette/PIB diminue.

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    1. En fait quand je parle de performance, je parle du rendement financier incluant les gains en capitaux. Donc le privilège exorbitant n'agit pas que sur les revenus financiers enregistrés dans la balance courante, il agit aussi sur l'évolution des valeurs des actifs aux USA et à l'étranger.

      Pour une explication complète du phénomène, voir l'article de Gourinchas et Rey: http://www.nber.org/papers/w11563.pdf?new_window=1

      En gros ça explique que le différentiel de performance entre les assets et liabilities des USA leur permet d'avoir des déficits courants sans trop dégrader leur position extérieure.

      C'est toute la nature du privilège exorbitant lié au dollar

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    2. C'est très intéressant. Je suis allé voir sur le site du BEA (l'insee américain) pour obtenir toute la séquence de compte du Reste du Monde depuis 1960 :
      http://www.bea.gov/national/nipaweb/Ni_FedBeaSna/TableView.asp?SelectedTable=9&FirstYear=2008&LastYear=2012&Freq=Year

      Note : si le reste du monde a un patrimoine net positif, cela signifie que le pays a une dette extérieure positive.

      Et effectivement, si je fais la somme des déficits courants depuis 1960, cela donne 75.9% du PIB, alors que la somme des variations de la dette ne représente que 35.2% du PIB. La différence est effectivement presque entièrement due à un phénomène de valuation, la ligne "réévaluation et autre changements de volume" de mon tableau ci-dessus, qui est systématiquement en faveur des USA (somme cumulée = 39% du PIB).

      Du coup le déficit courant moyen depuis 1960 est de 1.4% de PIB, tandis que la variation moyenne de dette extérieure est de 0.7%.

      Mon argument était de dire que tant que l'économie croît, la dette de long terme se stabilise à un niveau égal à déficit/croissance. Si le déficit double, la dette de long terme double, mais peut être soutenable.

      Par exemple, si je prends le déficit courant moyen depuis 1990, et que je compare les situations avec ou sans privilège exorbitant :

      long run debt
      avg change in net worth 1,4% 30,6%
      avg current deficit 2,9% 62,4%
      avg growth 4,71%

      Le privilège exorbitant divise par deux la dette extérieure de long terme des USA, ce n'est effectivement pas négligeable.

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    3. D'ailleurs, pour la France (les données d'encours ne sont disponibles sur le site de l'insee que depuis 96), j'ai fait la même chose :

      avg change in net worth : 1.9%
      avg current deficit : 0.11%

      L'effet est complètement inversé, la France est victime d'un "désavantage exorbitant"

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    4. Bravo pour les calculs rapides ! En France je pense que l'appréciation de l'Euro doit en partie être responsable de ce désavantage.

      Et tout le propos de Gourinchas et Rey dans leur article est de dire que cette situation montre que le privilège exorbitant a une contrepartie: lors des graves crises, l'effet s'inverse pour les USA, et leur position extérieure se dégrade à un rythme accéléré.

      Lors de la crise de 2008, les assets des USA ont été plus touchés que leurs liabilities, ce qui a grandement dégradé la position extérieure des USA.

      Donc pour eux, les USA ne bénéficient pas d'un privilège abusif, ils sont en fait les assureurs du reste de la planète: en temps normal, les autres pays paient une prime pour venir assurer leur argent en le plaçant aux USA. La contrepartie est qu'en cas de crise, les USA couvrent une partie des dégâts du reste du monde et voient leur position extérieure plonger.

      Comme on dit en éco, the is no free lunch...

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    5. Ouais, en 2008 le privilège exorbitant a violemment changé de signe, il est passé de +6.6% en 2007 à -5.6% de PIB à 2008, soit un choc de 12.2% de PIB, l'équivalent de 9 années de déficit courant.

      D'ailleurs, en 2011 aussi (de +2.6% à -6.1%, soit un choc de 9.7% de PIB ), je ne sais pas trop pour quelle raison.

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  3. Petite demande d'éclaircissement : qu'appelez-vous la balance courante ? J'ai l'impression que vous considérez la balance courante comme la balance des revenus (quand vous dites que la balance courante de le Corse est négligeable), alors que je pensais que la balance courante incluait à la fois balance commerciale, balance des revenus et celle des transferts courants

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    1. La balance courante est bien la balance commerciale plus la balance des revenus. La balance courante de la Corse est bien négative, c'est la balance des revenus qui est négligeable. Coquille modifiée, merci de la remarque.

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