Lors de sa prise de fonction, François Hollande a promis que son gouvernement ferait le nécessaire pour réduire le déficit public dans les délais négociés avec Bruxelles. Le retournement de la conjoncture européenne et le ralentissement de la croissance ont mis à mal ces objectifs, et la France est à nouveau dans la situation où elle doit négocier une extension de deadline puisque l’objectif de 3% en 2015 ne sera probablement pas atteint.
Cette nouvelle extension de deadline est vécue comme un échec par l’ensemble de la presse, et du public français. L’emploi répété de métaphores scolaires (la France « mauvaise élève » de l’Europe) pour décrire la honte subie en réclamant un délai supplémentaire montre bien que les Français sont un peuple fier, jaloux de son indépendance, ayant une sainte horreur de la dette (seuls les ménages italiens sont moins endettés que les ménages français) et probablement à l'enfance traumatisée par l’école. La deuxième économie de la zone euro est effectivement dans une situation politique délicate à Bruxelles, puisque les institutions européennes ont été construites en grande partie sur la capacité des Etats à décider collectivement, plutôt que sur un système fédéral dans lequel le peuple Europeén est souverain. Ainsi, celui qui demande est toujours en situation d’infériorité par rapport à celui qui accorde. La décision appartient donc à celui des Etats européens qui a le plus de poids politique à l’instant donné, au lieu d’appartenir à un échelon européen indépendant des Etats. On se retrouve dans une situation où le reste de l’Europe se permet de mettre le nez dans ce que les Français jugent être leurs affaires personnelles.
Où se situe la souveraineté est un problème qui a en partie mené à la guerre civile aux Etats-Unis, et encore aujourd’hui il est monnaie courante dans la politique américaine d’opposer le gentil Etat au méchant fonctionnaire de Washington venu imposer ses contraintes. Personne ne s’attend à ce que les choses soient différentes en Europe, il existera toujours des forces centrifuges d’autant plus que les identitées nationales et régionales européenes sont beaucoup plus anciennes. Cependant, il me semble que la contrainte venue de Bruxelles serait bien mieux acceptée si Bruxelles se comportait plus comme un arbitre, appliquant des règles sur lesquelles tout le monde s’est mis d’accord a priori, et capable de tenir tête aux Etats, aussi bien ceux réclamant une application plus stricte que la lettre de la règle, que ceux réclamant un traitement préférentiel qui n’est pas prévu par les traités.
Que ferait donc une telle organisation européenne en abordant le cas du déficit français, à la lumière des règles budgétaires du traité de Maastricht ? Pour le savoir, il faut étudier les fameuses règles sur lesquelles tous les Etats Membres se sont accordées. La logique derrière les règles budgétaires n’est pas absurde, bien que l’urgence avec lesquelles elles furent votées n’était pas justifiée économiquement. Il est erroné d’expliquer la crise européenne par l’irresponsabilité des gouvernements. Avant 2008, les dettes publiques européennes étaient relativement stables et celle de l’Espagne, un des pays européens les plus durement frappé par la crise, était en baisse. Lorsque la crise a éclaté, la croissance a ralentit, les déficits se sont creusés et la dette en % de PIB a fortement augmenté. L’histoire grecque a servi d’épouvantail, mais aucun autre pays de la zone euro n’était dans la même situation. Même en Italie, où la dette publique est très ancienne, et est compensée par un très faible endettement privé. Néanmoins, la principale responsabilité des gouvernements est de stabiliser le ratio de dette publique à long terme. Pour cela, il ne faut pas seulement le stabiliser quand la situation économique est favorable, il faut le réduire. La dette française a suivi la même trajectoire que la dette allemande dans les années 2000 alors que la situation économique était nettement plus favorable en France. On peut donc considérer que l’attitude de l’Etat français était au mieux imprudente.
Les règles budgétaires européennes sont décrites sur le site de la Commission Européenne (gouvernance budgétaire sur le site de la DG ECFIN), et sont en deux parties :
Une partie préventive, qui permet d’éviter le dérapage du déficit public avant que celui-ci n’ait lieu. Les objectifs sont définis en termes structurels, c’est-à-dire hors effets de la conjoncture, en étudiant la sensibilité du déficit à la conjoncture et en fixant un objectif d’équilibre structurel suffisant pour que le déficit total, fluctuant avec la conjoncture autour de l’objectif, ne dépasse pas 3%. Pour la France, cela consiste en un objectif de déficit structurel de 0,5%. La dépense publique étant la donnée la plus difficile à ajuster rapidement, toute augmentation de la dépense publique en % de PIB potentiel doit être compensée par une augmentation équivalente des recettes.
Une partie corrective, pour le cas où le déficit est supérieur à 3%, et qui définit la vitesse à laquelle le déficit doit converger vers la limite de 3%. Cela consiste bien souvent imposer un effort structurel sur la période analysée, qui permet d’assurer le retour à 3%.
Le principal défaut de ces règles est qu’elles ne tiennent pas compte « a priori » de l’effet sur la croissance du rythme de réduction du déficit. Ainsi, la Commission européenne prévoit la croissance, en déduit la trajectoire du déficit si aucun effort n’est fait d’ici à la deadline, puis mesure l’écart à comber et le divise par le nombre d’années d’ici à la deadline. Ainsi, si un pays est à 4% de déficit et a deux ans jusqu’à la deadline, la Commission recommandera de réduire le déficit de 0,5 point par an. Seulement, si la réduction du déficit n’est pas compensée par d’autres facteurs (augmentation de l’endettement privé, de la demande extérieure), alors le déficit conjoncturel s’accroît et l’effort structurel est atténué, voire annulé si le multiplicateur keynésien est proche de 1. Ce manque de discernement a priori est en revanche compensé a posteriori : si la réduction du déficit structurel a un effet sur la croissance, cela se verra donc lorsqu’on comparera ce qui a été planifié par rapport à ce qui a été réalisé. Ainsi, dans une situation où les multiplicateurs budgétaires sont élevés (consolidation généralisée en Europe, peu d’activisme monétaire) la demande de délai supplémentaire est inévitable, à moins de redoubler d’effort en cours d’année lorsqu’on s’aperçoit du ralentissement de la croissance. Et encore, pour que cela fonctionne, il faut un multiplicateur inférieur à 1. Par exemple, s’il vaut 1/2 il faut un effort structurel de 1 point par an pour amener le déficit de 4% à 3% en deux ans.
Cet effet retour de la consolidation budgétaire avait été écarté à la création des règles, le consensus étant à l’époque que les multiplicateurs budgétaires sont proches de zéro quand la politique monétaire est opérationnelle. La crise financière rendu les instruments de politique monétaire traditionnels impuissants, et la BCE manque encore de volonté politique pour compenser cette impuissance. De plus, une relance monétaire n’est efficace que si elle relance l’endettement privé, ce qui n’est pas nécessairement une bonne idée, notamment en Espagne ou aux Pays-Bas. Le seul espoir pour ces pays est que l’effondrement de la demande interne soit compensée par une augmentation de la demande extérieure, ce qui est impossible si tout le monde consolide en même temps.
Peut-être faut-il donc comprendre les règles budgétaires à travers cette nouvelle situation économique, accepter le fait que les délais sont forcément trop optimistes a priori et qu’il faut mieux prendre en compte l’effet retour dû aux multiplicateurs pour éviter le psychodrame à chaque fois qu’un pays rate sa cible. Il faut mieux une règle souple bien appliquée qu’une règle dure mal appliquée. D’autant que la règle de Maastricht, même souple, est bien suffisante pour assurer une trajectoire saine. Par exemple, prenons les années 2000 en France. La conjoncture était bonne, les multiplicateurs keynésiens étaient donc probablement proche de zéro : toute réduction du déficit en France aurait eu des pressions déflationistes que la BCE aurait sû compenser. Le déficit était de 4% en 2003, et les facteurs conjoncturels étant légèrement positifs, cela se traduisait par un déficit structurel estimé aujourd’hui par la Commission à 4,8%. En supposant que les gouvernements Chirac aient su réduire le déficit structurel de 0,5 point par an juqu’à atteindre l’objectif de moyen terme, et que les multiplicateurs sont effectivement nuls, la dette publique française à l’aube de la crise aurait été de 54% du PIB, au lieu de 68%, et même avec une relance de 2 points de PIB en 2009 comme cela a été le cas, elle serait aujourd’hui stable autour de 64% au lieu d’augmenter et atteindre 93% en 2013.
Malgré tout, ces règles s’appuient sur une estimation du déficit structurel qui sont très fragiles à court-terme. Aujourd’hui, la Commission estime que le déficit structurel de la France était de 4,8% en 2003, mais à l’époque de l’ouverture de la procédure pour déficit excessif (le déficit total était de 4,1% en 2003), le déficit structurel était estimé à 3,8%. Ces estimations révisent considérablement, surtout lorsqu’une crise survient et qu’on est amené à révisé à la baisse la tendance, ce qui fait paraître la situation antérieure d’autant plus positive en comparaison de l’actuelle. Il n’empêche, même avec un déficit structurel estimé à 3,8% à l’époque, le respect des règles aurait conduit à une trajectoire de dette plus soutenable. Le graphique ci-dessous compare les trois situations, en train plein la trajectoire réalisée, en pointillé, la trajectoire avec un déficit estimé à 4,8% en 2003 et convergeant vers 0,5% au rythme de 0,5 point par an d’un côté, et 3.8% convergeant vers 0,5% de l’autre.
On voit que l’erreur d’estimation du déficit structurel aurait eu peu d’impact. Une estimation plus basse du déficit signifie simplement que l’objectif de moyen-terme aurait été atteint deux ans plus tôt.
En revanche, dans le cas où la mesure du déficit structurel dépend de la conjoncture, elle ne corrige plus correctement l’effet de retour dû au multiplicateur keynésien. Ainsi, la Commission peut estimer à tort qu’un pays n’a pas rempli ses objectifs d’effort structurels en incluant une partie de la dégradation dans ses facteurs structurels. C’est tout l’enjeu de l’estimation de l’effort structurel aujourd’hui.
La dernière recommandation de la Commission Européenne (Lien) datant de mars 2014 est assez explicite : la Commission recommandait un effort de 1,3% en 2013 et de 0,8% en 2014 et 2015. L’effort mesuré est de 0.8% en 2013 et 0,5% prévu en 2014, mais en tenant compte des révisions de potentiel, il est estimé à 1,1% et 0,6%, soit 0,2 de moins que l’effort recommandé. La Commission demande donc à la France de justifier cet écart. La précision du calcul du déficit total est de l’ordre de 0,2 point, et celle du déficit structurel est encore pire. Il est tout à fait possible que cette estimation soit révisée en 2013 et 2014 à l’occasion des prévisions d’automne sur lesquelles la Commission se fondera pour évaluer les plans de la France.
Pour l’instant, rien ne peut conduire à penser que l’effort structurel jusqu’à présent était grossièrement insuffisant, surtout en étant modeste sur la précision de l’estimation de cet effort. La trajectoire de déficit structurel est extrêmement pentue, et approche l’objectif de moyen-terme de -0,5%. Le déficit résiduel sera donc principalement expliqué par des facteurs conjoncturels, sur lesquels le gouvernement a très peu de prises. En toute logique, en prenant la règle à la lettre, le délai devrait être étendu. S’il ne l’est pas, c’est que la Commission aura chamboulé son estimation du déficit structurel pour lui permettre de valider les préjugés des partisans de l’austérité à tout prix, convaincus que la France ne fait jamais assez.
Dans l’histoire, ce ne sont pas les partisans d'une extension qui trahissent l’esprit de la règle, mais les partisans d'une application très étroite.