mardi 14 octobre 2014

Micro, macro : pas pareil

C'est tellement différent qu'obtenir un Prix Nobel dans l'un n'empêche pas de dire des bêtises sur l'autre :

"Pour l'instant, on a eu la chance de payer des taux d'intérêt extrêmement faibles, mais si les marchés commencent à douter de la France, les taux d'intérêt vont augmenter très vite et la charge de la dette va devenir très lourde", a-t-il notamment expliqué."
Les marchés des titres, pour les nuls: il y a deux types d'actifs, les dettes publiques à long terme et faible rendement, les obligations/actions privées à court terme et fort rendement. 

Si la demande s'effondre, les entreprises investissent moins, ce qui limite la demande de crédit. Les titres privés à bon rendement se raréfient, et les agents placent leur épargne dans de la dette publique à long terme en attendant des jours meilleurs, ce qui réduit le taux d'intérêt de la dette publique. Ce phénomène peut être renforcé par l'asymétrie d'information et la hausse de l'aversion au risque, ce qui réduit l'offre de crédit aux entreprises, et pousse les agents à préférer les bas de laine, et les banques à ne plus se faire mutuellement confiance. Donc première conclusion, il y a rationnement du crédit, via l'offre et via la demande. Deuxième conclusion les taux sur la dette baissent. 

La banque centrale va ensuite essayer de baisser les taux d'intérêt pour relancer la demande d'investissement des entreprises : si cela ne coûte pas cher de le financer, ça vaut peut être le coût de construire le deuxième entrepôt. Pour y parvenir elle va prêter à des taux très bas aux banques, ce qui leur permettra d'augmenter leur exposition à des actifs risqués et de court terme sans craindre de se retrouver à court de liquidité, ce qui a le mérite de jouer simultanément sur l'offre et la demande de crédit. 

Mais plusieurs contraintes pèsent sur l'action de la banque centrale. D'abord les taux d'intérêt peuvent ne jamais être assez bas pour relancer l'investissement. Auquel cas les banques ne trouvent pas de projet à financer, les liquidités offertes par la banque centrale ne sont jamais utilisées et l'épargne nationale reste investie en dette publique. 

Une solution possible est que la banque centrale prête directement, sans la marge des banques, de grosses sommes aux entreprises. La réussite de ce plan dépend de la structure du financement des entreprises : si elles émettent beaucoup d'obligations, il y a des actifs à acheter. Sinon, c'est difficile de se passer de l'intermédiaire bancaire. Une autre solution, c'est d'acheter tous les titres de dette publique, ce qui réduit encore plus son rendement, qui devient équivalent à celui de la monnaie. Cela donne une grosse incitation aux agents de financer les entreprises à bas coût, voir à taux réel négatif si l'inflation est non nulle. À un moment, il est probable que l'investissement reparte, mais cela peut nécessiter une augmentation considérable du bilan de la banque centrale. 

Enfin, la banque centrale agit en général comme prêteur de dernier recours, ce qui permet de rendre la dette publique très liquide, car on trouvera toujours un acheteur. 

Voilà le cadre d'analyse macro qui permet de réfléchir sur ce sujet. 

Pour que la menace de Tirole soit possible, il faut prendre en compte la structure particulière des dettes publiques en Europe. Un agent économique à le choix entre plusieurs titres de dette, classés par rendement selon leurs primes de risque respectives. Avec une seule dette, il n'y a pas le choix, il faut que l'argent aille quelque part. Avec plusieurs dettes, la substitution de l'une par l'autre est possible. C'est pourquoi une forte hausse de taux est possible en Europe, mais impossible aux USA (1). 

Dans la zone euro, les rendements à 10 ans s'étalent de 0,89% pour la dette allemande à 6,71% pour la dette grecque. La dette française est à 1,26%. Il est donc théoriquement possible que la dette française se retrouve en queue de peloton des dettes publiques européennes. Mais les fondamentaux économiques en France sont meilleurs que dans la majorité des pays européens, c'est un des rares pays à avoir dépassé le pic de PIB pré crise, et même avec un déficit un peu au dessus de la moyenne, personne ne doute de la capacité de la France à le réduire si nécessaire, puisqu'elle y est parvenue sans trop d'effort de 2009 à 2013. Et puis surtout, les circonstances qui conduiraient la France à s'effondrer au point qu'on puisse douter de sa capacité à rembourser sa dette sont des circonstances où le reste de la zone euro est entraînée avec elle. En somme, il y a peu de chance que le classement des risques souverains change radicalement, les pays européens sont enchaînés les uns aux autres, et la France est au milieu.  

En outre il y a d'autres raisons de critiquer la menace de Tirole. 

D'abord il ne précise pas d'où doit venir l'attaque. Si la dette française est abandonnée au profit d'un actif en devise, cela ne conduira à rien d'autre que la baisse de l'euro, ce qui serait considéré comme une bonne nouvelle pour l'économie européenne, et française en particulier compte tenu de la forte élasticité au taux de change de ses exportations. 

Ensuite, il néglige complètement l'action de la BCE (c'est courant chez les microéconomistes d'ignorer la politique monétaire, et plus généralement de raisonner en équilibre partiel). Comme on l'a vu ci-dessus, la politique monétaire tend à réduire encore plus la moyenne des taux souverains, et à réduire la dispersion autour de la moyenne via le rôle de prêteur de dernier recours. Donc même si la France se retrouve par magie en queue de peloton, ça ne sera pas très loin de la moyenne, et les taux n'exploseront pas. 

Bref, la prédiction de Tirole ne peut se réaliser que sous trois conditions :

1) La dette française devient magiquement la plus risquée d'Europe sans aggraver la crise dans le reste de la zone euro. 

2) La banque centrale abandonne son rôle de prêteur de dernier recours.

3) La hausse des taux est suffisante pour augmenter le déficit de façon insoutenable au point que le risque de défaut devient possible et tentant. Ce qui est tordu pour un État en déficit primaire, qui devra se financer par la dette même après un défaut. 

4) Les investisseurs se convainquent simultanément de 1, 2 et 3 et vendent avant que le défaut n'arrive, ce qui le provoque. 

Je ne dis pas que c'est rigoureusement impossible. Mais bon. 

(1) : et c'est pourquoi la fin du QE ne se traduit pas par une hausse forte des taux souverains aux USA. 








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