Les règles budgétaires, en particulier celles européennes matérialisées dans le Pacte de Stabilité et Croissance, font de plus en plus l’utilisation de la notion de déficit structurel comme mesure de la situation budgétaire de moyen/long terme des administrations publiques, c’est-à-dire corrigée du cycle. Le déficit structurel permettrait, au moins dans l’esprit des rédacteurs ainsi que des garants du respect de la règle, de s’abstraire de conditions temporaires en regardant la « vraie » situation du pays, celle qui prévaudra à long terme, et à laquelle il est nécessaire de s’adapter afin de préserver (ou restaurer) la soutenabilité des finances publiques.
Maintenant que ces contraintes sont intériorisées par le décideur public national, ce qui était le but des traités européens forçant l’inscription de ces règles dans la législation nationale, leur impact sur le débat public doit être discuté. Le respect des règles nous est enseigné depuis le plus jeune âge, et le simple fait d’appeler une règle budgétaire une règle lui confère une aura aux yeux du public. Or si des décennies de débat sur les règles pénales, électorales, commerciales, etc., ont affûté la connaissance des médias et décideurs sur ces sujets, et permettent aujourd’hui au citoyen informé de prendre conscience des implications de certaines décisions, la connaissance du fonctionnement des règles de stabilisation macroéconomique est encore parcellaire.
Ces règles de stabilisation sont de deux principales sortes : les règles de politique monétaire, traduites en langage législatif dans le mandat de la banque centrale, et les règles budgétaires, traduites en langage législatif dans les traités européens. On peut aussi noter l’apparition des règles de coordination dans les fédérations où les régions conservent une grande partie de la souveraineté et qui ne s’intéressent pas seulement à la situation budgétaire des Etats mais également à l’impact que leurs décisions peuvent avoir sur leurs voisins, notamment au sein d’une union monétaire.
Toutes ces règles ont en commun une chose noble, qui est de vouloir aider le décideur public à favoriser le long-terme sans négliger le court-terme. Mais ces règles ont également toutes en commun le présupposé qu’il existe nécessairement un conflit entre le court-terme et le long-terme, comme si cela heurtait le bon sens (notre morale, notre intuition, rayez la mention inutile), qu’on peut avoir « le beurre, et l’argent du beurre ». Par exemple, une règle de politique monétaire comme la règle de Taylor, qui fixe la réponse des taux d’intérêt à une déviation de l’inflation ou du chômage de son niveau de long-terme, permet de quantifier à quel point la banque centrale peut se permettre de dévier de sa cible d’inflation (dont la crédibilité est essentielle à long-terme) pour régler un déficit de demande temporaire. Les règles budgétaires qui décomposent le déficit courant en déficit conjoncturel et structurel, et fixent des horizons au-delà duquel le déficit structurel doit revenir en deçà d’un certain plafond, permettent au décideur public confronté à une crise importante de laisser jouer les stabilisateurs automatiques (hausse du déficit conjoncturel) et même d’aller plus loin dans la relance (hausse du déficit structurel), à condition de revenir dans les clous assez vite.
Les critiques contre ce genre de règles sont nombreuses et souvent très pertinentes, mais la plupart tournent autour d’un thème : il est difficile de mesurer en temps réel le potentiel de l’économie et la réponse des variables comme l’inflation, le chômage et les recettes fiscales à une déviation de ce potentiel. Je ne souhaite pas m’étendre sur ces critiques bien connues, car bien que je les estime suffisantes pour que la décision publique ne soit pas légalement contrainte par des estimations de potentiel techniquement difficiles, elles ne remettent pas en cause l’existence même de ce potentiel.
Aujourd’hui, le potentiel de l’économie, et donc l’écart de la réalité à son potentiel (output gap), peuvent être mesurées de plusieurs façons, toutes étant une combinaison de méthodes purement statistiques (en modélisant les variables macroéconomiques comme oscillant autour d’une tendance) et purement structurelles (on connaît la fonction de production de l’économie et ses facteurs potentiels, donc on connaît la production potentielle).
Prenons par exemple l’estimation de la croissance potentielle dans laquelle on modélise la production comme utilisant deux facteurs, le capital d’un côté, le travail de l’autre, et dont les interactions sont augmentées par la productivité globale des facteurs, qui traduit le degré d’optimisation des ressources. Pour calculer le potentiel de l’économie, on calcule une tendance de productivité globale, on s’appuie sur le stock de capital existant, et on calcule une force de travail potentielle, qui est obtenue en supposant à l’aide d’hypothèses démographiques, du niveau de long terme du chômage, et de la tendance du taux d’activité.
Une fois ce travail accompli, on pourra dire par exemple que la croissance potentielle de la France, d’environ 2% par an dans les années 2000, a ralenti à 0,6% par an ensuite. Ainsi, une bonne part de l’augmentation du déficit suite à la crise est structurelle. Le décideur politique prendra cela et la règle comme données, adaptera la politique économique de façon à réduire le déficit structurel dans le temps imparti. Or ce que la règle ne dit pas, c’est que l’estimation de la croissance potentielle est probablement très sensible à la réponse du décideur politique à la crise en question. Un exemple est la réponse du stock de capital à la crise : si le décideur politique tarde à réagir à la crise, l’investissement tardera à repartir et cela aura un effet permanent sur le potentiel de l’économie. La même logique peut être appliquée à la productivité globale des facteurs (des connaissances se perdent) et à la force de travail (des travailleurs quittent définitivement la population active ou perdent des compétences). Tout cela ne provenant que d’une erreur de politique économique. Ces effets sont bien connus, ce sont les effets d’hystérèse.
Il existe donc probablement un « potentiel potentiel », ou popotentiel™, derrière le potentiel, c’est-à-dire ce qu’il serait advenu si la réponse des décideurs publics avait été plus rapide ou plus importante. On peut aller plus loin, et se demander à partir de quand il est trop tard pour corriger des erreurs passées, et ce popotentiel n’est plus atteignable : trop de relations commerciales fructueuses ont été détruites depuis trop longtemps, trop de gens ont émigré définitivement, etc.
Au final, on ne devrait pas juger l’efficacité de la politique économique passée à l’aune d’estimations du potentiel elles-mêmes dépendantes de la politique économique, et encore moins prendre des décisions de politique économique sur la base de grandeurs qui auront tendance à inscrire dans le marbre les erreurs passées. Si on tient vraiment à utiliser ce genre de mesure, on pourrait par exemple utiliser comme potentiel pendant la crise ce qu’on anticipait comme potentiel avant la crise. On s’exposerait peut-être au risque de surestimation du potentiel si la crise révèle effectivement une rupture de tendance dans les capacités de production, rupture qui ne peut être corrigée par la stabilisation macroéconomique. Mais je pense que les conséquences de cette erreur – une relance trop forte – sont inférieures aux conséquences de l’erreur inverse – des ressources gâchées.
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