Lorsqu'on étudie la macroéconomie, on commence par étudier des modèles dans lesquels la masse monétaire en circulation est déterminée par la banque centrale. C'est une vision archaïque mais pratique, qui permet de mettre dans le même sac le crédit, la planche à billets, etc ... Puis à un niveau avancé, on passe à des modèles dans lesquels la banque centrale détermine le taux d'intérêt. La transition entre ces modèles n'est jamais vraiment concrètement expliquée. D'ailleurs, certains modèles sont volontairement ambigus : on peut très bien imaginer que la banque centrale a une cible de taux d'intérêt, qu'elle atteint en faisant fluctuer la masse monétaire. On peut aussi imaginer que la banque centrale décide unilatéralement du taux d'intérêt, et que la masse monétaire en découle.
1) Les taux
Avant de répondre à la problématique posée dans le titre, il faut d'abord comprendre pourquoi c'est important de savoir ce que fait la banque centrale. Un des principaux mécanismes de transmission de la politique monétaire à l'économie réelle est celui du taux d'intérêt réel. Le taux d'intérêt réel, c'est le taux d'intérêt nominal, celui que vous connaissez quand vous contractez un crédit immobilier à 3.2% ou que votre Livret A est rémunéré à 1.25%, moins le taux de dépréciation de la monnaie, c'est-à-dire l'inflation : si vous empruntez 1000 euros à 2% aujourd'hui, vous devez rembourser 1020 euros l'an prochain, mais si 1 euros de demain vaut 0.98 euros de maintenant, vous devrez rembourser demain à peu près 1000 euros de maintenant.
C'est la relation de Fisher, et ça s'écrit :
taux réel (r)= taux nominal (i) - inflation anticipée (pi_e , e pour "expected").
En macro, il y a un taux unique essentiel qui permet, en théorie, de retrouver tous les autres, c'est le taux à très court terme sans risque. Pour retrouver le taux à long terme sans risque, il suffit de composer les taux à court terme sans risque actuel actuels et anticipés pour les périodes futures : si on pense que le taux à 1 an sans risque est de 1%, et qu'il restera à 1% pendant 10 ans, le taux annualisé à 10 ans sans risque est de 1%. Pour passer aux taux risqués, c'est-à-dire lorsqu'il y a une probabilité non nulle que l'emprunt ne soit pas remboursé, il suffit de rajouter à chaque taux sa prime de risque, calculée de façon à ce que les créanciers ne perdent pas d'argent même en tenant compte des mauvais emprunteurs. Ainsi, si la banque centrale parvient à fixer le taux à très court terme sans risque, elle est capable d'influencer tous les autres, les primes de risque et anticipations faisant le reste.
Mais pourquoi le niveau de ce taux est important pour l'économie réelle? Principalement par le canal de l'investissement. Les entreprises et les ménages investissent, soit pour atteindre de nouveaux marchés, soit pour se loger (parce que la population augmente ou parce qu'on veut plus grand par personne), soit pour renouveler un stock de capital se dépréciant, soit pour renouveler un stock de capital rendu obsolète par une innovation technologique. Un des facteurs essentiels pour la rentabilité d'un investissement est le taux réel auquel le projet devra se financer. Plus le taux réel est élevé, moins les projets seront rentables, certains devant probablement être abandonnés. La demande de crédit est donc inversement proportionnelle au taux d'intérêt réel.
Idéalement, la banque centrale "vise" un taux nominal et une inflation qui lui permettent d'égaliser le taux réel au taux "naturel" de l'économie, c'est-à-dire celui déterminé par l'offre et la demande de fonds prêtables. Si la demande d'investissement de l'économie diminue sans que l'épargne diminue d'autant, le taux naturel diminue car trop peu de projets sont assez rentables au taux initial pour égaliser investissement et épargne. Dans ce cas, la banque centrale vise un taux nominal plus faible et/ou une inflation plus élevée pour égalisée r et i-pi.
Cependant, et pour des raisons de d'indétermination de l'équilibre, la banque centrale peut avoir envie de sur-réagir à un choc sur le taux naturel, notamment si ce choc est temporaire. A anticipation d'inflation bien ancrées, cela peut impliquer de baisser le taux nominal plus que la baisse du taux naturel due à un choc de demande. L'indétermination, c'est un peu compliqué, voir ici pour les personnes intéressées (nerds!).
Bref, le taux d'intérêt nominal, c'est important, parce que le taux réel fluctue avec et que si le taux réel est trop éloigné du taux naturel, l'économie est déprimée (taux réel trop élevé) ou en surchauffe (taux réel trop bas).
2) La banque centrale
Finalement, que fait la banque centrale? Les modèles élémentaires de macro supposent qu'elle choisit combien de billets de banque elle va mettre en circulation chaque jour. Lorsque cette quantité augmente, le PIB en valeur (Prix x PIB en volume) augmente, c'est-à-dire que la croissance et/ou l'inflation augmente. Lorsque cette quantité augmente, le taux d'intérêt nominal baisse également.
Mais toute personne informée sait bien que ce n'est pas ainsi que les choses fonctionnent, puisque la monnaie est principalement détenue sous forme de dépôts à vue, et non de pièces et billets. On introduit ainsi le concept de multiplicateur monétaire : pour 1€ en billet, pièce, ou réserve détenue auprès de la banque centrale, les banques "multiplient" ce montant en prêtant et créant des dépôts à hauteur de 10, 20 ou 100€, dans la limite du taux de réserve obligatoire. C'est une vision un peu plus proche de la réalité mais qui conduit toujours à penser que la banque centrale crée la monnaie, et que les banques se contentent de multiplier par un facteur fixe la monnaie créée. Au final, ça revient au même.
Par exemple, dans le modèle IS-LM où il n'y a pas d'inflation :
Cela conduit à penser que la banque centrale choisit l'offre de monnaie, mais que si elle a une cible de taux, il lui suffit de choisir le M qui permet d'obtenir le i qu'elle veut.
En vérité, la banque centrale ne décide pas du montant de pièces & billets en circulation, et ne décident pas vraiment non plus des réserves détenues par les banques chez elles. Le graphique ci-dessous expose en terme d'actifs/passifs comment fonctionne la création monétaire :
Création monétaire |
Au début, la banque centrale détient des actifs en contrepartie des réserves détenues par les banques commerciales chez elle. La banque centrale est un peu la banque des banques. Les banques commerciales elles, détiennent donc dans leurs actifs les fameuses réserves et des actifs divers, en contrepartie des dépôts à court et long terme que le secteur non financier détient (ménages + entreprises). La grandeur qui approche le plus la définition de la monnaie (ne rémunère pas et est disponible de suite) est la quantité M1 de dépôts à court terme.
En fonction de la quantité M1, la banque choisit de répartir ses actifs de façon à maximiser son profit (les actions et les prêts sont mieux rémunérés) pour un risque donné, tout en respectant sa contrainte de liquidité. Si elle maintient trop peu de réserve pour faire face aux retraits ou virements quotidiens, elle peut ne pas avoir assez de temps dans la journée pour vendre des obligations pour payer le retrait ou le virement. Mais si elle maintient trop de réserves, elle perd l'argent qu'elle aurait pu gagner en investissant ailleurs. La banque va donc comparer combien lui rapportent ses réserves par rapport à d'autres modes de détention d'actifs. Ce que lui rapportent ses réserves, c'est un des taux d'intérêt fixé par la banque centrale. Un autre canal de taux pour la banque centrale est le taux de refinancement, très utilisé par la BCE : la banque centrale prête aux taux "refi" aux banques en créditant leurs réserves.
Mettons qu'une entreprise emprunte pour construire un entrepôt. Un dépôt et un prêt sont créés au passif et à l'actif des banques. Le dépôt correspondant est dépensé pour construire l'entrepôt, donc va créditer les comptes en banque des fournisseurs de l'entreprise, mais reste dans l'économie pour l'instant : quelque part il existe un dépôt en plus. L'offre de monnaie a donc augmenté, sans que la banque centrale ne décide de quoi que ce soit.
Mais du point de vue des banques commerciales, le ratio M1/M0 des passifs de court terme sur les actifs de court terme a augmenté. Pour rétablir ce ratio à un niveau permettant de respecter la contrainte de liquidité, les banques commerciales peuvent avoir envie de demander des réserves supplémentaires à la banque centrale, qui les fournira sur demande.
Cela peut prendre plusieurs formes, par exemple une opération d'open market, où la banque centrale rachète des titres de long terme (des obligations d'Etat typiquement) aux banques commerciales.
Opération d'open-market |
Ou bien des opérations de refinancement, lorsque la banque centrale prête directement. Dans ce cas, la dette des banques (dette refi) est assimilable à un dépôt puisqu'elle est exigible rapidement par la banque centrale.
Les deux opérations permettent aux banques de réduire le ratio M1/M0, mais n'ont pas le même impact sur ce ratio pour une augmentation donnée du bilan de la banque centrale.
A augmentation du bilan de la banque centrale de 100 :
=>Opération d'Open-Market : M1/M0 devient M1/(M0+100)
=>Opération de refinancement : M1/M0 devient (M1 + 100) / (M0 + 100), diminue si M1>M0.
D'autres opérations peuvent être imaginées par la banque centrale (les banquiers centraux ont plein d'imagination), comme les opérations de refinancement à long terme (BCE en fin 2011) dans lesquelles la dette refi n'est plus de court-terme mais d'échéance 3 ans par exemple, ou le quantitative easing (Fed et BoE principalement) dans lequel la banque centrale achète directement des actifs sans passer par les banques commerciales.
In fine, en déterminant le taux auquel ces opérations se font, la banque centrale est capable d'influencer l'offre de crédit des banques. Si le taux de rémunération des réserves est important par exemple, ou si c'est coûteux de se refinancer au jour le jour, cela pousse dans les deux cas à maintenir un matelas de réserve plus important en proportion des actifs totaux, ou bien à augmenter les taux d'intérêts des emprunts. Ceux-ci étant ensuite contraints par la demande de crédit de l'économie, les banques ne peuvent pas l'augmenter éternellement sans voir la demande de crédit s'effondrer. Le résultat final est un subtil équilibre en toutes ces contraintes.
Pourquoi ce fonctionnement est-il si différent du multiplicateur monétaire? D'abord parce qu'il n'y a aucune raison que le multiplicateur monétaire soit constant. Si les banques souhaitent détenir 3% de réserves une année, il n'est pas dit que cela ne tombera pas à 2% l'année suivante. La banque centrale peut fixer un plancher pour éviter aux banques de se surexposer au risque de liquidité, mais ce plancher peut être dépassé, comme c'est le cas depuis 2008. Ensuite, si les entreprises et les ménages ne veulent pas s'endetter, même à un taux très bas, même à un taux négatif, il n'y a rien que les banques commerciales puissent faire. D'ailleurs, si une banque venait à prêter à taux zéro, rien n'empêche le débiteur de rembourser une dette antérieure avec le dépôt créé, et le bilan de création monétaire est nul. Dans l'histoire, la situation de la banque s'est même dégradée puisqu'elle a remplacé un prêt ancien à taux a priori positif par un prêt à taux zéro. La responsabilité du niveau de masse monétaire en circulation dépend ainsi de tous les agents de l'économie, et principalement de l'économie réelle.
Ainsi, deux explications sont possibles pour la crise de 2008 et son déroulement depuis. La masse monétaire en circulation s'est réduite, mais cela peut être dû 1) au fait que les banques ont asséché le crédit en préférant détenir des réserves auprès de la banque centrale 2) au fait que les ménages choisissent de se désendetter.
Les deux sont probablement un peu vraies.
PS : le marché interbancaire, c'est quand une banque ayant trop de liquidité prête à court terme à une banque ayant peu de liquidité. Cela a tendance à égaliser les ratios M1/M0 des banques, sans changer ce ratio total lorsqu'on consolide les bilans. Si le marché interbancaire ne fonctionne plus, toutes les banques se retournent vers la banque centrale, auquel cas la banque centrale est obligée d'augmenter son bilan.
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