La loi El
Khomri sur le Code du travail a au moins ce mérite de susciter un débat très intéressant entre des économistes français parmi les plus réputés. Ces derniers s'appuient sur la même littérature
économique, en ont chacun une interprétation assez proche mais
portent un jugement différent sur la loi incriminée, probablement en raison de
leurs opinions politiques. C'est frappant parce que les arguments sont
quasiment les mêmes dans les deux tribunes, mais l'une dit "donc la loi El
Khomri représente une avancée pour les plus fragiles" et l'autre "on
est loin d'une politique effective de lutte contre le chômage
durable".
A ma droite
(tout à fait fortuitement, j'aurais pu dire à ma gauche), ceux qui favorables à la loi. Parmi eux, Jean Tirole (TSE)
et Olivier Blanchard (ex-FMI), les seuls économistes français avec Esther Duflo
(mais qui ne n'est pas exprimée sur ce sujet) à figurer dans le top
100 des économistes de RePec selon la plupart des critères
(nombre de citations avec différentes pondérations, succès des publications,
réussite des anciens étudiants...). On y trouve également treize économistes
dans le top 5% des économistes selon ces mêmes critères, et de nombreuses
médailles prestigieuses, en France comme à l'international : un Nobel (Tirole),
trois prix Yrjö Jahnsson (prix de l'association des économistes européens
réservé aux économistes de moins de 45 ans), trois prix John von Neumann (récompense
prestigieuse décernée par des étudiants), quatre médailles du CNRS et sept
"meilleurs jeunes économistes" de France.
A ma gauche,
ceux qui y sont défavorables. Parmi eux d'excellents
économistes également, dont cinq sont dans le top 5% des économistes de RePec,
une médaille Clark (réputée précurseur du Nobel et décernée par l'association
des économistes américains), un prix John von Neumann, deux médailles du CNRS
et trois "meilleurs jeunes économistes de France".
Olivier
Bouba-Olga refuse de compter les galons, mais dans la mesure
où ces tribunes s'adressent au grand public je pense qu'il est important de
savoir que ceux qui les signent ont gagné le respect de leurs confrères. Si le lecteur n'est pas spécialiste de la question, il aura
du mal à distinguer un expert d'un charlatan, un argument fondé sur des faits d'un
argument idéologique, ou même une démonstration cohérente d'une suite de
sophismes. Ensuite, les économistes ayant une réputation établie ont
potentiellement plus à perdre lorsqu'ils prennent position ouvertement pour ou
contre une loi. Par exemple, les auteurs de cette tribune, en tant que membres d'ATTAC n'ayant à leur actif aucune publication scientifique dans une revue à comité de lecture et dont la section "publication" de leurs sites personnels ne contiennent que des articles de presse, n'ont absolument rien à perdre s'ils ont torts et utilisent des arguments économiques WTF comme :
"Si un employeur sait à l’avance ce que va lui coûter un licenciement abusif, rien ne l’empêchera d’y avoir recours, ce d’autant plus qu’il pourra le provisionner dans une rubrique quelconque de ses comptes".Pouf pouf la magie de la comptabilité.
Bon maintenant,
que disent ces tribunes? La première affirme que la loi El Khomri réduira les
inégalités devant l'emploi, qui se manifestent par une forte polarisation du
marché du travail, entre la majorité protégée et la minorité précaire. Selon
ses auteurs, la réduction du coût et de l'incertitude entourant l'embauche en
CDI réduira, aux yeux de l’employeur, le risque d'embaucher en CDI par rapport
au risque d'embaucher en CDD. Pour aboutir à cette conclusion, ils citent
l'Espagne qui a implémenté une réforme des indemnités de licenciement en 2012,
et j'imagine qu'ils ont en tête le rapport de l'OCDE de 2013 qui en a évalué les premiers
effets puisqu'ils reprennent le chiffre de l'OCDE de 25000 embauches en CDI de
plus par mois (soit les 300000 en un an de l'article). Ils se fondent également
sur une littérature assez abondante, dont certains des auteurs sont des
contributeurs importants, qui étudie l'impact de certaines frictions - dont
l'incertitude et les coûts de licenciement - sur non seulement les inégalités
devant l'emploi mais également le niveau du chômage. Je ne suis pas un
spécialiste du marché du travail et n'ai jamais enseigné ni participé à cette
littérature, mais les méthodes économétriques employées sont solides et les
arguments théoriques sont plutôt convaincants. Quant à savoir si cela
s'applique à la France et à la loi El Khomri, c'est une autre histoire. Ils
proposent également de renforcer les garanties données aux chômeurs, en terme de formation notamment, dans la plus pure
tradition de la flexi-sécurité.
La seconde
tribune affirme deux choses. Tout d'abord, la principale cause du chômage en
2015 en France ne serait pas l'existence de frictions sur le
marché du travail mais la politique de réduction du déficit public, qui n'a pas
pu être compensée par une politique monétaire suffisamment expansionniste. Le
chômage a augmenté car la croissance était trop faible pour créer suffisamment
d'emplois. Ce point ne fait pas
vraiment débat en fait, et je ne pense pas que les auteurs de la première
tribune objecteraient, en particulier Olivier Blanchard qui a beaucoup
influencé le revirement anti-austérité du FMI et Thomas Philippon qui a analysé
le fort impact des politiques budgétaires pro-cycliques dans un papier avec Philippe Martin en 2013.
En revanche, je doute que personne ne croit vraiment que la loi El Khomri soit
là pour relancer rapidement l'emploi. Comme toute réforme structurelle, elle ne
peut porter ses fruits que lentement. Il existe même une littérature montrant
que les réformes sur le marché du travail peuvent être légèrement contre-productives
à court terme en situation de trappe à liquidité puisqu'elles accentuent les
pressions déflationnistes. En somme, ce genre de réforme peut aider à réduire
le chômage minimum atteignable, mais pas tant à l'atteindre si l'économie reste déprimée. D'ailleurs, ce n'est
pas ce que disent les auteurs de la première tribune, et c'est un peu
malhonnête de la part des auteurs de la deuxième tribune de le faire croire
quand ils disent :
"Rien ne permet d’asséner, comme cela a pourtant été fait par un certain nombre de nos collègues dans une tribune récente qu’une baisse des coûts de licenciement permettrait de réduire le chômage en France."
La seconde tribune entre ensuite réellement dans le vif puisqu'elle vient affirmer que la
protection du CDI a plutôt des effets bénéfiques puisqu'elle permet à
l'emploi de résister en cas de récession, quitte à ce qu'il reparte moins vite
à la reprise (phénomène de rétention de main d'œuvre). Les fortes inégalités
devant l'emploi ne seraient pas dues à la protection du CDI mais seraient le
reflet des inégalités de formation, ne seraient pas un phénomène spécifique à
la France puisque celles-ci existent également aux Etats-Unis et sont de même
ampleur et ne seraient pas résolues par la loi El Khomri puisque 70% des
embauches en CDD se font pour moins d'un mois et donc sont loin d'être concernées
par le CDI.
Ce point me laisse plus songeur. Le phénomène de rétention de main d'œuvre
est avéré, et le papier de Bertola (également un économiste réputé) que citent
les auteurs le montre assez bien. C'est probablement positif dans une certaine mesure et peut expliquer pourquoi la productivité s'est plus maintenue en France qu'au Royaume-Uni (en gros : on n'a pas jeté le bébé avec l'eau du bain...), pas trop si ce phénomène dure et empêche la réalisation d'investissements nécessaires via la compression des marges qu'il induit.
En revanche, je ne sais pas si l'on peut dire
que la protection du CDI n'a aucun rôle dans la polarisation du marché du
travail en utilisant les arguments cités par les auteurs. Il est vrai que
l'écart entre taux de chômage des non qualifiés et des qualifiés est de 1,5
dans les deux pays, mais je ne sais pas si c'est plus pertinent de regarder
l'écart en ratio plutôt qu'en différence, et selon cette mesure l'écart entre
les taux est de 1,3 à 2 fois plus élevé en France qu'aux USA depuis 2003.
Ensuite le taux de chômage n'est pas la seule mesure des inégalités devant
l'emploi. Si on s'intéresse à la part des emplois à durée indéterminée (cf. OCDE), les deux pays que les auteurs de la
tribune citent comme ayant une protection du CDI plus forte (France et
Allemagne) ont tous les deux des parts de CDI plus faibles (respectivement 84%
et 87%) que le Royaume Uni et les Etats-Unis (respectivement 94% et 96%). En outre, derrière des parts proches, il peut y avoir de fortes différences si dans un pays ce sont toujours les mêmes à être en CDD tandis que dans un autre cela varie n'est jamais une fatalité. J'aimerais bien avoir des données sur le sujet. Enfin, c'est un peu tautologique, mais s'il y a plus d'écart de protection
entre le CDD et le CDI, alors il y a plus d'inégalité entre être cantonné au CDD et être cantonné au CDI,
même à parts identiques.
Donc à travers ces désaccords d'économistes apparaissent surtout des
désaccords politiques. Les auteurs de la première tribune sont prêts à
sacrifier une partie de la protection du CDI pour réduire les inégalités devant
l'emploi, les auteurs de la deuxième tribune minimisent - de manière peu
convaincante à mes yeux mais libre à vous de penser autrement - le rôle que
joue la protection du CDI dans ces inégalités, et je soupçonne que quand bien
même ils pouvaient être convaincus, ils soutiendraient que cela ne vaut malgré tout pas le coup.
On peut jouer le centriste, et s'apercevoir que les deux tribunes
s'accordent à dire que la formation initiale et la formation professionnelle
sont également des facteurs importants dans les inégalités devant l'emploi et
doivent être réformées. Si on ajoute à cela l'effet de la politique économique
sur le chômage à court-terme, il y a beaucoup plus d'accord que de désaccord
entre tous ces économistes. Non je ne suis pas un bisounours.
Si on parvient à évaluer cette question du rôle de la protection dans les
inégalités face à l'emploi, et si la réduction de l'incertitude sur les coûts de licenciement (à distinguer du niveau de ces coûts) réduit également le chômage de long terme, il ne reste que des questions purement politiques :
1) Faut-il dégrader la situation du plus grand nombre pour améliorer la situation
d'une minorité précaire? Si oui, dans quelle mesure?
2) Les bénéfices de la réduction de l'incertitude justifient-ils de remettre en cause le principe de réparation du préjudice subi? Si oui dans quelle mesure?
EDIT : Marc Ferracci, un des auteurs de la première tribune, a été assez gentil pour me fournir sur Twitter une liste de références bibliographiques concernant les effets sur l'emploi de la protection des contrats de travail, vous la trouverez ici : google doc
Aaaah cool ! J'ai eu peur que ce bon blog soit laissé à complètement à l'abandon !
RépondreSupprimerTout le débat repose sur le caractère de substituabilité des travailleurs qualifiés/non-qualifiés (qu'on peut également catégorisé en jeunes/vieux etc ..) et si accroître la flexibilité permet d'atteindre une frontière de production plus élevée (et donc un niveau d'emploi plus élevé) au prix d'une diminution des protections du travailleur.
Personnellement, j'ai un gros dilemme et je ne saurais dire en tant qu'économiste ce qu'il faut favoriser. Et là, rentre ma conscience de citoyen. Comme tu le dis, au final entre les deux tribunes, c'est la préférence politique qui détermine la position. Ce qui est dommageable, c'est que ça passe sous expertise scientifique.
A noter que Aghion (qui déplore le côté flexibilisation seulement de la loi travail) prépare sur un papier avec Farhi sur les politiques de flexibilisation jointes à une politique de relance.
Dommageable pour quoi? Pour les sciences économiques je ne pense pas, dans la mesure où il n'y a pas de désaccord majeur sur les effets de telle politique, simplement sur son aspect souhaitable.
SupprimerOn est dans une situation où la première tribune dit A=>B et aime B donc est pour A, et la deuxième dit A=>C et n'aime pas C donc est contre A.
Les deux tribunes auraient gagné en honnêteté si elles avaient toutes les deux reconnu que A=>B et C et si elles avaient toutes les deux exposé clairement leur préférence, mais elles auraient peut-être perdu en clarté.
Comme il n'y a plus beaucoup d'améliorations de Pareto à saisir, on est condamné à des débats de cet ordre de toute manière :)
Je reformule : ce qui me parait dommageable, c'est pour le citoyen lambda (i.e. sans connaissance particulière de la science économique) pour qui les deux tribunes s'opposent alors qu'elles ont un caractère complémentaire (le cas typique du "on the one hand ...") et qui place, de fait, tout autre contributions (comme celles d'ATTAC) au même niveau ... malgré l'argument de la nécessité de la clarté ;)
SupprimerL'existence des deux tribunes en soi n'est pas dommageable, au contraire. On manque, à mon avis, clairement de sorties médiatiques de nos universitaires si on devait faire une comparaison outre-Atlantique,outre-Manche ou bien outre-Rhin ;)