Le dernier livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg fait beaucoup parler de lui. En premier lieu son titre suggère que ceux qui contredisent le consensus des économistes méritent d'être comparés à Robert Faurisson. En second lieu, les auteurs réussissent l'exploit d'accorder tous les bords politiques contre eux puisqu'ils tirent à boulet rouge sur les partisans d'une nouvelle gauche, sur les patrons, sur les poujadistes, sur les opposants à l'immigration, sur les faux keynésiens, et sur certains de leurs collègues, à la réputation pourtant bien établie mais qui s'expriment souvent dans les médias sur des sujets parfois éloignés de leurs spécialités.
Pour un bon résumé de la controverse, vous pouvez lire ici l'article de Xavier Ragot président de l'OFCE, un institut indépendant de recherche et d'analyse de la conjoncture, rattaché à Sciences Po à travers la FNSP. Xavier Ragot est un chercheur réputé qui se situe dans le top 7% des économistes au monde en termes de publications au cours des dix dernières années, donc quelqu'un ayant voix au chapitre selon les critères de Pierre Cahuc et André Zylberberg eux-mêmes (Cahuc étant dans le top 1%). La réponse des auteurs aux critiques de Xavier Ragot se situe ici.
Le fil rouge du livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg est que l'économie est devenue une science expérimentale, et que donc ses conclusions sont plus robustes que par le passé. Notamment, elles doivent être autant prises au sérieux que des études sur l'effet d'un médicament par analyse statistique sur groupe test par rapport au groupe témoin. Sur ce point, les auteurs ont raison de souligner la forte progression des papiers expérimentaux en économie, se fondant sur des variations exogènes à l'objet d'étude pour conclure sur l'effet d'une mesure. Par exemple, dans le cas de la réduction du temps de travail, l'étude sur données françaises citée par les auteurs est celle de Chemin & Wasmer publiée dans le Journal of Economics en 2009. Cet article utilise le fait que les entreprises située en Alsace-Moselle ont été moins contrainte que celles situées dans le reste de la France à réduire la durée légale du travail en raison du traitement de jours fériés supplémentaires datant de la période 1870-1918. L'article conclut qu'il n'y a pas eu de différence significative sur la trajectoire de l'emploi dans cette région.
Plus de 70% des articles scientifiques économiques sont empiriques
Les auteurs ont-ils raison de dire que l'économie est devenue une science expérimentale? Si l'on en croit l'article de Daniel S. Hamermesh (2013) dont la table ci-dessous est issue, les papiers expérimentaux représentaient en 2011 près de 8% des papiers publiés. Ces observations sont cependant assez dépendantes de la définition qu'on peut avoir d'un protocole purement expérimental, et celle de Hamermersh est assez restrictive. Un papier comme celui Chemin & Wasmer (2009) n'y serait pas. Au final, le principal enseignement est que la part des papiers purement théoriques a fortement décru, au profit des papiers empiriques.
Pour en revenir au titre de l'article, ce qui m'intéresse ici est la discussion autour de ce qui constitue une preuve en économie. Thomas Coutrot, économiste signataire du manifeste des économistes atterrés fortement critiqué dans le libre, s'est récemment exprimé sur le papier de Chemin et Wasmer dans un article publié sur le blog de Mediapart, en ces termes : "L’article de MM. Chemin et Wasmer, brandi pour prouver l’échec des 35 heures avec l’exemple de l’Alsace & Moselle, conclut en réalité … qu’il ne peut rien conclure". Dans leur livre, Pierre Cahuc et André Zylberbeg soutiennent au contraire, toujours en citant la même étude que "la plus forte réduction de la durée légale du travail dans le reste de la France n'a pas permis de créer plus d'emplois que dans le reste de la France".
Ce que dit en réalité le papier, c'est qu'il n'est pas possible de rejeter l'hypothèse nulle, selon laquelle la réduction du temps de travail n'a pas d'effet sur l'emploi. Il est tout à fait standard, en matière d'évaluation des politiques publiques, de considérer comme hypothèse nulle, ou hypothèse par défaut, une absence d'effet de la mesure étudiée. Le test statistique permettra d'évaluer quelle serait la probabilité d'observer tel échantillon de données si l'hypothèse nulle était vraie. Ainsi, si la probabilité d'observer telles trajectoires d'emploi dans l'hypothèse que la réduction du temps de travail n'a pas d'effet sur l'emploi était de 0, on serait bien obligé de conclure que la réduction du temps de travail doit avoir un impact. Il est d'usage de considérer que toute probabilité située entre 0 et 5% doit conduire au rejet de l'hypothèse nulle.
Or un test statistique n'est pas symétrique, il a plutôt tendance à privilégier l'hypothèse nulle. En somme, il faut de solides preuves pour s'éloigner du consensus. Si l'hypothèse nulle était que la réduction du temps de travail a créé 350 000 emplois, l'étude de Chemin et Wasmer aurait probablement conclu qu'il n'est pas possible de considérer que cette hypothèse est fausse. Cela est dû au fait que les données sont rarement aussi informatives qu'on le voudrait (et quand elles le sont, elles ont tendance à considérer que toute différence est significative, même entre deux ensembles générés aléatoirement et séparément...).
"Ne pas choisir, c'est encore choisir"
L'absence de symétrie des tests statistiques et la parfois mauvaise utilisation de leurs conclusions est un phénomène bien connu des statisticiens, notamment de l'American Statistical Association, qui a mis en garde récemment contre l'utilisation sans précaution de p-value (la probabilité de non-rejet de l'hypothèse nulle). Néanmoins, une réflexion éthique sur la définition de l'hypothèse nulle manque.
Le choix de l'hypothèse nulle est-il idéologique? En particulier, en évaluation des politiques publiques, faut-il considérer que l'hypothèse nulle est l'absence d'effet? Si oui, on pourrait penser que cela revient à privilégier l'idéologie selon laquelle rien n'a d'effet, et qu'il ne sert donc à rien de tenter quelque chose.
Je pense que Thomas Coutrot fait preuve de lecture idéologique lorsqu'il reformule la conclusion de Chemin et Wasmer en la faisant passer pour un "on ne peut rien conclure". Choisir comme hypothèse nulle tout autre point que l'absence d'effet introduit nécessairement un biais idéologique qui est difficile à défendre et qui ne passera pas la revue par les pairs chère à Pierre Cahuc et André Zylberberg, à raison. En outre, il est difficile de reprocher à la discipline de trop vouloir privilégier le statu quo. Il est bien connu qu'il est plus difficile de publier un article faisant état d'une absence de résultat qu'un article montrant un effet révolutionnaire, c'est dans la nature humaine, et particulièrement scientifique, de vouloir questionner. Peut-être que ce biais de publication est un moyen de rétablir l'équilibre face au biais de l'hypothèse nulle.
Dans tous les cas, je conseille la lecture du livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg, qui est nettement moins virulent que le titre ou la polémiques laissent croire. Il est également bien documenté, et aborde la question du "négationnisme" à travers cinq questions : la politique industrielle, la finance, l'impôt, la relance budgétaire, le partage du travail. Même si l'on est en désaccord avec le premier et le dernier chapitre, dans lesquels les auteurs dénoncent et proposent des solutions contestables à ce qu'ils appellent le "négationnisme", ces cinq chapitres centraux présentent des analyses récentes, validées par la communauté scientifique, et qui précisent les contours et les conditions d'applications de certaines théories.
Références Bibliographiques :
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