vendredi 21 mars 2014

Faut-il avoir peur de la déflation?

A la suite de l'article précédent, et surtout au vu de l'équation M = PY, on ne comprend a priori pas pourquoi la déflation serait si mauvaise, puisqu'elle permettrait de remonter Y = M/P. C'est ce qu'on appelle effectivement l'effet d'encaisses réelles : à masse monétaire constante, une baisse des prix augmente la quantité d'échanges possibles dans l'économie. C'est aussi connu comme l'effet Pigou, du nom de cet économiste anglais s'opposant à Keynes dans les années 1930. 

Dans une économie primitive, sans actif, sans dette, la flexibilité des prix est une bonne chose, elle est une force de rappel pour la demande lorsque celle-ci s'emballe (les prix augmentent, réduisant la demande), ou se contracte (les prix baissent, augmentant la demande). 

Néanmoins, l'équation Y = M/P est un peu limitée si l'on souhaite comprendre ce qu'implique la déflation dans la plupart des économies modernes. En vérité, on doit plutôt écrire que la quantité de monnaie en circulation, est la quantité de monnaie qui circule effectivement (tautologie dites-vous?), donc la quantité de monnaie multipliée par la vitesse de circulation (aussi appelée vélocité de la monnaie, ou multiplicateur monétaire). L'équation devient 
M= B x V = PY
Où B est ce qu'on appelle la base monétaire, c'est-à-dire la valeur totale de la monnaie émise, et V la vélocité. 

Que ce passe-t-il quand Y baisse, que les prix sont rigides à la baisse, et que B est fixé? La vélocité V baisse. En réalité, les agents accumulent des stocks de monnaie, qui de fait sortent du circuit, et font baisser la masse monétaire en circulation. Par exemple, voici ce qui est arrivé à la vélocité de l'agrégat monétaire M1 (Billets, pièces et dépôts à vue) aux Etats Unis. 




Et voici ce qui est arrivé aux différents agrégats monétaires. M2 correspond à M1 plus les livrets d'épargne disponibles à moins de trois mois. 





Ainsi, il faut considérablement augmenter B, pour que B x V soit garde sa tendance naturelle. Si on laisse BV chuter, alors PY chute, soit par une baisse de P, soit par une baisse de Y. 

Certains pensent donc que ce qui provoquent la récession, soit la baisse de Y, est le fait que les prix P ne peuvent chuter. Que si les prix étaient parfaitement flexibles, il n'y aurait pas de problème de demande, et que tout serait radieux au royaume des économistes néo-classiques. C'est malheureusement ignorer la raison pour laquelle V chute. Que ce soit dans les années 30 aux Etats Unis, dans les années 90 au Japon, ou depuis 2008 dans le monde occidental, les plus importantes crises financières suivent une période de forte augmentation des prix des actifs et du crédit. Lorsque la bulle éclate, une bonne partie des agents se retrouvent avec une dette élevée qu'ils cherchent à réduire. 

Ces crises ne sont pas toutes similaires car ce ne sont pas toujours les mêmes agents (ménages, entreprises, banques, Etat...) qui sont endettés à l'éclatement de la bulle. Ces mêmes agents peuvent également avoir une richesse nette (actifs détenus moins dettes) positive, il reste que le point commun est que trop d'agents en même temps cherchent à réduire leur dette. Cela conduit à réduire le ratio de monnaie en circulation (réduction du crédit, augmentation de l'épargne liquide) sur la base monétaire, donc à réduire V. Dans l'équation BV = PY, si on laisse P chuter, cela a un effet particulièrement pervers sur la dette puisque la valeur réelle de celle-ci augmente : le ratio dette sur revenu nominal augmente. Certains prétendent que c'est un effet à somme nulle, puisque les personnes créditrices nettes s'enrichissent avec la baisse des prix. Seulement il arrive souvent que les personnes débitrices soient forcées de réduire leurs dépenses, c'est plus rare que les personnes créditrices augmentent les leurs du même montant. 

Cet effet pervers rend la dette d'autant plus difficile à rembourser, ce qui aggrave la chute de V et la durée de la récession. Donc la chute de P entraîne une plus grande chute de V, ce qui a pour effet finalement d'entraîner la chute de Y également. Cette chute des échanges se traduit du côté des biens par le fait que les agents arrêtent de consommer pour se désendetter, mais la chute de Y, leur revenu, et de P rend la tâche impossible. Cet effet fut mis en évidence par Irving Fisher dans les années 30 dans un papier célèbre, The debt-deflation theory of great depressions.

Dans la théorie de Fisher, qui a le premier formulé l'équation BV = PY, pour lutter contre cette spirale, il faut augmenter la base monétaire B d'au moins autant que la chute de V. Cette théorie a été reprise par Milton Fridman en 1956, à l'origine du courant monétariste (ou théorie quantitative de la monnaie) qui domine la macroéconomie des banques centrales depuis. Selon Fisher et Friedman, il faut et il suffit d'augmenter B indéfiniment pour éviter la récession, et leur analyse de la crise de 29 est que la Réserve Fédérale a aggravé le problème en réduisant B par une politique restrictive. 

Cette théorie a dominé les esprits pendant une large moitié du XXème siècle, jusqu'à l'épisode japonais. Les économistes post-keynésiens, tentant de réconcilier la théorie quantitative de la monnaie, selon laquelle Y est entièrement déterminé par B, V et P, avec un effet positif de l'endettement public en cas de crise, ont quelque modifié l'équation BV = PY en rajoutant un terme de taux d'intérêt, traduisant l'arbitrage entre détention d'actif et détention de monnaie, l'équation devenant : BV = alpha x PY - beta x i où i est le taux d'intérêt nominal sur les dépôts à court terme. Cette spécification n'a pas fondamentalement changé les recommandations de politique monétaire, les débats ayant lieu sur la taille relative des paramètres alpha et beta (pour les purs monétaristes, beta =0) et pendant un bon demi-siècle on s'est contenté de gérer les fluctuations en augmentant ou réduisant B, ce qui fonctionnait. C'est ce qu'on appelle la dominance monétaire : la banque centrale gère seule les fluctuations, l'Etat décide de sa politique budgétaire uniquement en terme de fourniture de biens publics, pas de stabilisation. 

En revanche, avec un beta positif non nul, une possibilité apparaît : l'augmentation de B finit par conduire les taux d'intérêt vers zéro, point auquel il n'y a plus de coût d'opportunité à détenir de la monnaie au lieu d'actifs, donc les agents accumulent encore plus de monnaie et V diminue encore. A ce moment, une augmentation de B n'a quasiment plus d'effet sur le produit BV, et il faut se résoudre à utiliser des moyens dits "non conventionnels". En particulier, la banque centrale peut essayer de s'engager à être irresponsable dans le futur, c'est-à-dire à maintenir une politique d'expansion de B même alors que la crise sera terminée. Cela peut permettre d'augmenter les anticipations d'inflation si la banque centrale est crédible dans cet engagement, et donc enrayer la déflation (l'inflation actuelle étant liée aux anticipations d'inflation future). Ou bien l'Etat peut s'endetter pour compenser le désendettement massif des autres agents de l'économie. Ou annuler massivement les dettes (ce qui était prôné  par certains notamment aux Etats Unis, pour alléger le fardeau des prêts immobiliers des ménages les plus modestes). 

Le problème de cette dispute théorique est qu'on ne peut tester l'hypothèse monétariste "qu'il faut et suffit d'augmenter B" que lors de très grosses crises financières. Lors de la crise de 29, personne n'avait essayé la solution de Fisher sans rien essayer d'autre donc on ne peut savoir s'il avait raison. Pour les partisans du libéralisme, et ils sont nombreux parmi les monétaristes, une augmentation de B aurait suffit et il ne fallait pas augmenter la dépense publique qui selon eux a des effets pervers ailleurs. 

Dans les années 90, on a pu tester cette théorie. Au Japon, après la crise de 1989 et l'éclatement de la bulle, la banque centrale japonaise a considérablement augmenté la base monétaire, selon les préceptes monétaristes en vigueur. Cependant, cette augmentation de B n'a pas suffi à empêcher la déflation et la récession de s'installer durablement. L'assertion selon laquelle une augmentation de B suffit est donc mise en défaut. Krugman, initialement connu pour ses travaux en commerce international, fut l'un des premiers à étudier ce phénomène dit de "trappe à liquidité", dans un papier publié en 1998 (lien). La trappe à liquidité avait toujours été une possibilité théorique des modèles post-keynésiens, mais était improbable aux yeux même des économistes travaillant sur ces mdèles. Ce qui a sauvé l'économie japonaise finalement, c'est la décennie de déficit et de dette publics, qui a contrebalancé en partie le désendettement privé, et a limité la déflation. Le Japon a même cru au rythme moyen de 1% par an, tandis que la dette publique japonaise a atteint les niveaux vertigineux qu'on connaît aujourd'hui (dette essentiellement détenue par les japonais eux-même d'ailleurs). On est passé dans un monde de dominance budgétaire, dans lequel le crédit et la dette sont des forces plus importantes que la monnaie. 

In fine, la possibilité de la trappe à liquidité ne remet pas profondément en cause la théorie monétariste. Il est clair qu'il faut augmenter la base monétaire (un domaine dans lequel la Banque Centrale européenne est à la traîne par rapport à la Réserve Fédérale, la Banque d'Angleterre ou la Banque du Japon), et qu'en général cela suffit. Mais dans les cas extrêmes de crise financière massive, cela ne suffit pas. Il faut tout essayer pour sortir de l'ornière, que ce soit remonter la cible d'inflation ou permettre l'augmentation des déficits publics. L'expérience actuelle des Abenomics, qui consiste exactement à faire ça, constitue une bonne expérience naturelle pour tester l'efficacité de ces solutions. 








Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire