Pour aborder ce sujet, il faut connaître la théorie des zones monétaires optimales. Dans un post précédent, on a vu que les pays développés ont majoritairement abandonné l'étalon-or il y a quarante ans. Cela a permis l'avènement des banques centrales modernes capables de mettre en place une politique monétaire stabilisatrice : émettre quand l'inflation ralentit, restreindre quand l'inflation accélère.
Mais la raison pour laquelle l'étalon-or a été abandonné n'est pas que cela a permis aux banques centrales de stabiliser l'économie. Il a été abandonné car cela a permis de quitter un régime de changes fixes dans lequel toutes les monnaies étaient arrimées les unes aux autres. En effet, chaque monnaie étant assise sur la quantité d'or détenue par la banque centrale, chaque monnaie valait autant que l'or, convertible en dollar, et donc tout le monde utilisait virtuellement le dollar. De temps en temps, les banques centrales provoquaient une dépréciation ou une appréciation (via un "débasage" ou un "rebasage", voir le post précédent) mais entre ces événements somme toute assez rares, les taux de change étaient fixes.
Par exemple, voici la valeur d'un dollar en francs de 1953 à 2002 :
On voit que jusqu'au début des années 70, le taux de change variait très peu, sauf les années où la Banque de France décidait de déprécier le franc. Après les années 70, la Banque de France laisse le taux de change flotter. Mais comment les taux de change sont-ils déterminés?
Pour répondre à cette question il faut d'abord savoir que les échanges entre pays peuvent prendre plusieurs formes :
1) Transactions courantes : toutes les transferts d'argent traduisant une transaction immédiate. Dans les transaction courantes, on distingue :
- Importations et exportation de biens et services, dont le solde détermine la balance commerciale.
- Revenus des investissements reçus et payés à l'étranger (ex : dividendes versés par Apple USA à un investisseur français)
- Salaires et traitements reçus et payés à l'étranger (ex : travailleurs frontaliers)
- Autres transferts (ex : aide internationale, transfert de cash des immigrés à leur famille restée dans leur pays d'origine, etc...).
La Balance courante est la somme de ces quatre éléments. Voici les données pour la France en 2012 :
Donc une balance courante négative de 44.5 Md d'euros, soit un peu plus de 2% du PIB. On note que les revenus des investissements sont positifs, ce qui traduit le fait que la France est créancière nette du Reste du Monde.
2) Compte financier : tous les transferts d'argent donnant lieu à la naissance d'une dette et d'une créance, ou à l'acquisition d'actifs ou la cession de passifs. Concrètement, on divise ce compte de capital en trois composantes :
- Investissements Directs à l'Etranger (voir post précédent), lorsqu'un agent économique étranger prend une participation durable dans une entité économique résidente dans le but d'influer ses décisions. Typiquement, création d'une filiale, acquisition d'une entreprise résidente par une entreprise étrangère, ou fusion.
- Investissements de portefeuille, lorsqu'un investisseurs étrangers acquiert des actions ou des obligations, publiques ou privées, depuis des portefeuilles résidents.
- Autres investissements, dans lesquels on range les acquisitions de réserves monétaires (quand la Chine stocke des dollars elle devient créancière de la Réserve Fédérale américaine), ou bien quand un britannique achète une maison dans le sud de la France.
Voici un exemple de compte financier, en flux (c'est-à-dire tous les changements dans le stock d'avoirs financiers), en Europe en 2011.
On voit que le déficit courant de la France se traduit par un compte financier positif, c'est-à-dire un afflux de capitaux de l'étranger vers la France. De même, le surplus allemand se traduit par un déficit financier. C'est normal. Lorsque la Chine vend aux Etats-Unis plus qu'elle n'achète aux Etats-Unis, elle accumule des dollars, qui vont dans "autres investissements, avoirs".
Selon les mots employés (et selon qu'on est opposé ou non au gouvernement en place), on peut donc dire que le Reste du Monde investit en France, ou bien que la France s'appauvrit vis-à-vis du Reste du Monde, ce qui est rigoureusement la même chose. En somme, l'évolution des actifs nets détenus à l'étrangers (actifs détenus par les français à l'étranger moins actifs détenus par les étrangers en France) est égale à la balance courante.
Voici les actifs nets détenus à l'étranger, en % de PIB, pour un certains nombre de pays :
C'est un peu contre-intuitif, mais avec une croissance du PIB non nulle, on peut maintenir un déficit courant permanent, comme l'ont fait les USA depuis des décennies, et maintenir un ratio d'actifs/PIB constant. En France en 2011 et 2012, la croissance du PIB n'a pas été suffisante pour contrebalancer l'effet d'un fort déficit courant et la France s'est globalement appauvrie, mais reste parmi les plus gros créditeurs mondiaux.
Maintenant qu'on sait la forme que prennent les échanges internationaux, comment est déterminé le taux de change? Cela dépend surtout du marché des capitaux.
Aujourd'hui, dans les pays développés, les capitaux sont très mobiles. Les investisseurs cherchant à maximiser le rendement de leur capital le placent dans le pays où le taux d'intérêt est le plus élevé à un risque donné. Cette force a donc tendance à égaliser les taux de rendements dans le monde entier. C'était d'ailleurs un des arguments utilisés dans le post sur l'incidence fiscale pour justifier que les investisseurs internationaux étaient très peu affectés par les changements de législation sur l'imposition du capital, contrairement aux résidents qui paieront des impôts sur les revenus de leurs investissements, que ceux-ci aient lieu en France ou ailleurs.
Quand un pays propose des taux de rendements du capital élevés, que ce soit via une politique monétaire restrictive (hausse du taux d'intérêt), via une bulle immobilière (cas de l'Espagne avant 2008) ou via une forte baisse de la prime de risque associée aux emprunts d'Etat (par exemple en Suisse), les capitaux affluent vers ce pays, et sa balance courante se réduit voire devient négative. Cette réduction de la balance courante se fait à travers
1) une appréciation de la monnaie car l'afflux de capitaux augmente la demande de monnaie : le prix des exportations augmente et le prix des importations baisse, donc le déficit commercial se creuse.
2) le fait que beaucoup d'étrangers détiennent des actifs dans le pays désormais, et touchent des revenus de ces investissements, réduit également la balance courante.
En général, cet afflux de capitaux s'accompagne d'un boom : soit l'afflux de capitaux est réinvesti à l'étranger, et donc il n'y a en fait pas d'afflux net total, soit l'afflux de capitaux est réinvesti à l'intérieur du pays, soit l'afflux de capitaux est consommé. Les deux derniers cas rehaussent le PIB, et en général une hausse de la consommation provoque une hausse des importations (donc une détérioration de la balance commerciale), la boucle est bouclée.
L'afflux de capitaux, s'il ne provoque pas de bulle, finit par réduire le rendement du capital car il y a de moins en moins de projets d'investissements évidents, et donc à réduire l'afflux de capital et la monnaie se stabilise. Si l'afflux de capitaux s'inverse, la monnaie se déprécie et la balance commerciale se rétablit.
Lorsque certains pays sont en déficits courants trop importants, c'est que d'autres pays sont en surplus courants trop importants. Si les déficits deviennent insoutenables, les taux de change finissent par s'adapter et rétablir des balances courants nulles pour tout le monde, mais cela passe en général par de grands mouvements de capitaux qui peuvent être ravageurs pour les petites économies.
En outre, ces fluctuations des taux de change peuvent être embêtantes pour des pays qui sont très interconnectés. Par exemple, si une compagnie française achète de l'électronique allemande, des moteurs italiens et fait appel à un cabinet d'expertise comptable espagnol pour assembler et vendre des voitures, ces fluctuations empêchent la compagnie française d'anticiper correctement ses coûts de production.
On se retrouve donc face à un dilemme, connu sous le nom de "triangle d'impossibilité de Mundell" : on ne peut pas avoir simultanément des capitaux mobiles, des taux de change fixes, et une politique monétaire autonome.
Prenez donc une banque centrale autonome qui ne se préoccupe que de stabiliser l'inflation dans le pays. On vient de voir que si les capitaux sont mobiles, les taux de change fluctuent. Si elle intervient sur le marché des changes (par exemple en émettant de la monnaie pour réduire son prix à l'extérieur), elle ne parvient plus à stabiliser l'inflation, donc elle n'est plus autonome. Il y a donc trois possibilités :
1) Changes fixes, capitaux mobiles, politique monétaire dépendante : cas des économies occidentales à l'époque de l'étalon-or. L'inflation faisait le yo-yo au moindre choc sur l'économie.
2) Changes fixes, restrictions des capitaux, politique monétaire autonome : cas de la plupart des économies en voie de développement (Chine, Maroc...).
3) Changes flexibles, capitaux mobiles, politique monétaire autonome : cas des USA, du Japon.
En adoptant une monnaie unique, les pays membres de la zone euro ont donc choisi de passer du cas 3 au cas 1. Les économies européennes étant très interconnectées, les taux de change flexibles étaient très coûteux. Les restrictions de mobilité des capitaux réduisent l'investissement et sont souvent considérées comme grandement sous-optimales puisqu'elles empêchent d'investir là où c'est le plus rentable (ce qui est souvent fait au détriment de là où c'est moins rentable, c'est pourquoi certains pays peuvent avoir intérêt à empêcher les capitaux de partir). Les restrictions sur la mobilité des capitaux rendent également les investissements internationaux plus risqués, donc augmente le taux d'intérêt que les entrepreneurs paient à leurs investisseurs, donc réduit l'investissement. Donc si on aime les taux de change fixe et la mobilité des capitaux, la conclusion logique est d'adopter la solution 1.
Voilà par exemple le taux de change entre le mark allemand et le franc depuis 1953 :
On retrouve les dévaluation du franc au début à l'époque de l'étalon-or, puis un régime flottant, et enfin une convergence vers un taux de change fixe à partir de 1999 à l'instauration de l'euro.
On en vient donc à la théorie de la zone monétaire optimale. On voit qu'il y a un certain nombre d'avantages à adopter une monnaie unique, et ces avantages sont d'autant plus importants que les économies sont interconnectées. L'inconvénient de la monnaie unique est cependant que les banques centrales nationales perdent le contrôle de la stabilisation des économies nationales, la Banque Centrale de la zone monétaire ne pouvant stabiliser que l'inflation de la zone monétaire dans son ensemble. Cet inconvénient perd de son importance si :
1) Les fluctuations économiques des pays de la même zone sont symétriques. Dans ce cas la banque centrale peut appliquer la même politique pour tout le monde : "one size fits all".
Si les fluctuations ne sont pas symétriques (par exemple si les économies sont très spécialisées), la zone monétaire peut toujours fonctionner si :
2) Les facteurs de production sont mobiles. Dans ce cas, les capitaux et les travailleurs déménagent du pays en crise vers le pays qui va bien, ce qui équilibre le chômage et les prix.
3) La zone monétaire a un budget commun lui permettant d'équilibrer les différents pays, permettant d'amortir la crise dans le pays qui va mal en prélevant des impôts dans le pays qui va bien. Dans ce cas, les impôts des New-yorkais paient les pertes des Floridiens.
La condition 1 est très difficile à évaluer. Ce n'est pas parce que deux économies sont synchronisées depuis 30 ans qu'elles vont le rester. Dans ce domaine, les autorités européennes constatant que les économies de la zone euro étaient synchronisées ont probablement fait l'erreur classique de penser qu'un fait vrai jusqu'à présent restera vrai indéfiniment. Aux Etats-Unis, il y a de fortes divergences de dynamisme entre Etats (l'Etat du Michigan qui est en récession continue depuis 2001, à comparer avec la Californie), et même au sein des Etats Européens il peut y avoir de fortes différences entre régions (Wallonie-Flandres, Allemagne de l'Est - Bavière, Rhône Alpes - Nord Pas de Calais...). Les conditions 2 et 3 sont donc très importantes. Or en Europe, il y a très peu de mobilité (barrière de la langue) et aucun budget commun (budget fédéral américain = 24% du PIB des USA, budget européen = 1% du PIB européen).
Mais qu'est-ce-qui a conduit les économies européennes à diverger? Tout est lié à l'inflation. Comme les taux de change ne peuvent s'adapter, que la banque centrale européenne contrôle l'inflation moyenne de la zone euro, si l'inflation ralentit dans le Nord de l'Europe, c'est que l'inflation accélère dans le sud de l'Europe. Exprimés en euros, cela signifie que les salaires augmentent moins vite en Allemagne qu'en Italie. Par exemple, ici le coût unitaire du travail sur la période 2000-2013 :
En France, l'inflation est restée très proche de la moyenne européenne sur toute la période 2000-2013, ce qui nous permet de considérer la France comme le pays quasi-représentatif de la zone euro. La politique de la BCE n'aurait pas été différente si elle ne s'était préoccupé que de la situation française. La politique de la BCE était en revanche trop restrictive pour l'Allemagne, et trop expansionniste pour l'Italie et l'Espagne.
Que s'est-il donc passé? Les économies du sud étant en plein boom, l'Allemagne a massivement investi dans le sud, à la recherche de rendements élevés. Comme les taux de change ne peuvent s'adapter, et que la banque centrale espagnole n'existe plus, ce boom a créé de l'inflation dans le Sud, et comme la banque centrale cible 2% en moyenne, l'inflation allemande doit baisser, augmentant donc le coût du travail espagnol relativement au coût du travail allemand, augmentant ainsi le déficit commercial espagnol.
Puis les rendements se sont réduits, la crise financière a éclaté la bulle et les capitaux allemands ont reflué. Le seul moyen de rétablir l'équilibre est donc de maintenir une inflation en Allemagne supérieure de presque 2 points à l'inflation dans le sud de l'Europe pendant une décennie.
Pour y parvenir, il faut idéalement 3% d'inflation en Allemagne, 1% dans le sud, et toujours 2% en France, pour une moyenne de 2% dans la zone euro. Mais à cause de la trappe à liquidité (lien vers post précédent), et du manque de volonté de la BCE à atteindre sa cible de 2%, on parle plutôt de déflation dans les pays du sud et d'inflation très faible en France et en Allemagne. Or on l'a vu, la déflation, c'est mal, surtout quand il y a de la dette. Et surtout, la déflation, c'est difficile à produire, car les salaires sont assez rigides à la baisse.
In fine, entre deux solutions pour sortir de cette crise, la première où il s'agit de relancer les exportations des pays du sud vers l'Allemagne et tout le monde s'enrichit, et la deuxième où il s'agit de réduire les importations des pays du sud en provenance d'Allemagne et tout le monde s'appauvrit, il semblerait que les autorités européennes, aussi bien à la BCE, qu'à Bruxelles, qu'à Paris, Madrid ou Berlin aient choisi la deuxième. La France peut également chercher à réduire le coût du travail, à contenir l'inflation, mais cela rendra la tâche encore plus dure pour les pays du sud.
En résumé, faible inflation, faible solidarité européenne, austérité imposée, voilà le problème de l'euro.
PS : Pour comprendre ce qu'il s'est passé en France, on peut regarder la décomposition de la balance commerciale française :
La balance commerciale était positive à 1.5% du PIB en 1995. A l'introduction de l'euro, le franc s'est considérablement apprécié (ou il a arrêté de se déprécier), et tout le monde a pu entrer dans l'euro avec des balances commerciales proches de 0. Celle de la France avec les pays hors de la zone euro a donc convergé vers 0 et y est resté.
A ce moment-là, l'euro était une réussite, on a figé les taux de changes intra zone euro pour toujours et on s'attendait à ce que les balances commerciales ne s'éloignent pas de 0. Mais l'inflation dans le Nord de la zone euro a considérablement ralenti, augmentant ainsi le coût du travail en France par rapport à l'Allemagne. Les exportations sensibles au prix (la fameuse compétitivité-prix) se sont réduites, et le déficit commercial vis-à-vis du nord de la zone euro s'est creusé. En 2009, il expliquait à lui seul les 2/3 du déficit commercial français.
Ce qui est étrange en revanche, c'est que la balance commerciale française avec le sud de la zone euro ne se soit pas améliorée pour compenser, elle s'est même légèrement dégradée, alors même que les pays du sud connaissaient une inflation plus élevée. Cela est probablement lié
1) au fait que l'inflation en France était tout de même légèrement supérieure à celle de la zone euro, donc sa compétitivité-prix à l'intérieur de la zone euro s'est dégradé en moyenne
2) au fait qu'il y a d'autres déterminants à la compétitivité, ne dépendant pas du prix, sur lesquels la France a certainement des marges de manoeuvre à trouver.
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